(Anthologie permanente) Hart Crane, "les pommes, Bill, les pommes !"

Par Florence Trocmé

Sur la tombe de Melville

Souvent, sous la vague, au large de ces hauts-fonds,
Il a vu ces dés, les os des noyés, lui léguer
Une ambassade. Comme il les regardait, ils heurtaient
Nombreux le rivage poussiéreux, puis étaient recouverts.
Et les naufrages passaient sans son de cloches,
Le calice de la mort généreuse donnait en retour
Un chapitre dispersé, le hiéroglyphe livide,
Présage enroulé dans des corridors de coquilles.

Puis, dans le circuit calme d’un vaste rouleau,
Ses lacérations sous le charme et sa méchanceté apaisée,
Il y avait des yeux givrés qui élevaient des autels;
Et de silencieuses réponses coulaient entre les étoiles.
Compas, quadrant, sextant n’inventent
Pas de marées plus lointaines... Haut dans l’azur escarpé,
Le chant monodique n’éveillera pas le marin.
Cette ombre fabuleuse que la mer garde seule.
« Sur la tombe de Melville », poème du recueil Bâtiments blancs (White buildings), traduit par Chantal Bizzini
At Melville’s Tomb
Often beneath the wave, wide from this ledge
The dice of drowned men’s bones he saw bequeath
An embassy. Their numbers as he watched,
Beat on the dusty shore and were obscured.
And wrecks passed without sound of bells,
The calyx of death’s bounty giving back
A scattered chapter, livid hieroglyph,
The portent wound in corridors of shells.
Then in the circuit calm of one vast coil,
Its lashings charmed and malice reconciled,
Frosted eyes there were that lifted altars;
And silent answers crept across the stars.
Compass, quadrant and sextant contrive
No farther tides ... High in the azure steeps
Monody shall not wake the mariner.
This fabulous shadow only the sea keeps.
Hart Crane, “At Melville’s Tomb” from The Complete Poems of Hart Crane by Hart Crane, edited by Marc Simon. Copyright © 1933, 1958, 1966 by Liveright Publishing Corporation. Copyright © 1986 by Marc Simon. Used by permission of Liveright Publishing.
Source: The Complete Poems of Hart Crane (Liveright Publishing Corporation, 2001)
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Dimanche matin, pommes

À William Sommer
Les feuilles tomberont encore un jour, lesteront
La toison de la nature de ces desseins
Qui sont la force de ton tracé ample et juste.
Il y a désormais un défi au printemps
Dans ce nu de la maturité, la tête
     levée
Parmi un royaume d’épées, son ombre pourpre
Sur l’hiver de la terre, jaillissant
De la blancheur qui provoque la neige d’un cri.
Un garçon court avec un chien face au soleil, chevauchant
Des enthousiasmes qui tracent librement leurs orbites,
Lumineuses et éternelles
Dans la vallée où tu vis
   (Qui s’appelle Brandywine.)
Là, j’ai vu les pommes qui te jettent des secrets, —
Des pommes aimées de la folie de saison
Qui nourrissent tes questions de vin aérien.
Pose-les de nouveau près d’un pichet avec un couteau,
Équilibre-les, pleines à exploser —
Les pommes, Bill, les pommes !
« Dimanche matin, pommes », poème du recueil Bâtiments blancs (White buildings), traduit par Chantal Bizzini
Sunday Morning Apples

   To William Sommer
The leaves will fall again sometime and fill
The fleece of nature with those purposes
That are your rich and faithful strength of line.
But now there are challenges to spring
In that ripe nude with head
                                    reared
Into a realm of swords, her purple shadow
Bursting on the winter of the world
From whiteness that cries defiance to the snow.
A boy runs with a dog before the sun, straddling
Spontaneities that form their independent orbits,
Their own perennials of light
In the valley where you live
                                    (called Brandywine).
I have seen the apples there that toss you secrets,--
Beloved apples of seasonable madness
That feed your inquiries with aerial wine.
Put them them beside a pitcher with a knife,
And poise them full and ready for explosion--
The apples, Bill, the apples!
source : http://hartcranepoems.blogspot.fr/#sunday_morning
Ces deux traductions ont été publiées en septembre-novembre 1999 dans Le Nouveau Recueil n°52, Champ Vallon. Poèmes tirés du recueil White Buildings.
On peut écouter ici Tennessee Williams lire un autre poème de Hart Crane, "To Brooklyn Bridge".