Sugimoto, le temps de la photographie

Publié le 27 avril 2017 par Thierry Grizard @Artefields

Sugimoto, photographe de la déshérence

Hiroshi Sugimoto, photographe, plasticien, étude critique | Publié le 27 avril 2017 par Thierry Grizard.

Temps de pose et contingence

Sugimoto use de la photographie strictement pour ce qu’elle offre techniquement et substantiellement, à savoir le rapport au temps (de pose), la captation de la lumière, et la profondeur de champ.

L’intention qui préside à cet usage très restrictif de l’outil, qui est aussi le médium, est d’œuvrer comme un archéologue du futur (les séries: Theater et Seascape) ou un entomologiste (les séries « Diorama », la série « Portraits », les séries « Joe » et « Architecture »).

Hiroshi Sugimoto dans une grande part de son travail se livre à une activité paradoxale: fixer les traces du futur. En évidant par l’emprise du temps le monde artificiel de la présence humaine il agit comme si on pouvait se projeter dans le futur et observer les vestiges et les prestiges de l’humanité.



Le procédé dans la série « Theaters » qui consiste par le temps de pose long à effacer le vivant (en mouvement) est quasiment une réflexion d’ordre philosophique sur le temps. Plusieurs mouvements paradoxaux sont à l’œuvre dans cette médiation photographique.

  • Premièrement, le temps de pose démesuré s’impose comme une forme de ralentissement. Mais il est aussi un moment d’oisiveté, de réflexion ou d’observation pour l’opérateur voire d’indifférence, comme si Dieu se désintéressait de sa création. “I’m inviting the spirits into my photography. It’s an act of God.” – Hiroshi Sugimoto.

© Hiroshi Sugimoto, Lightning Fields, installation Pace Gallery.

© Hiroshi Sugimoto, Lightning Fields, installation Pace Gallery.


  • Deuxièmement, le temps pose prolongé accélère en un sens le mouvement. En effet, comme on le voit bien avec une caméra, diminuer la fréquence d’images et par conséquent effacer ce qui bouge revient à accélérer le temps a posteriori. C’est comme une machine cette fois non pas à remonter le temps mais à le faire défiler. Etre plus lent en photographie, c’est aller plus vite jusqu’à la dissipation. On obtient par ce procédé un précipité du temps. Ce qui reste quand le temps décante le mobile et qu’il ne demeure que les vestiges d’une archéologique à venir.
  • Troisièmement, si la pose longue efface et semble accélérer l’écoulement du temps, elle nous éloigne du présent et nous place dans la position d’un observateur futur, (pourrait-on dire), de ce qui a été.
  • Quatrièmement, ce qui a été photographié devient immédiatement en tant que prise de vue une image du passé (à venir) que l’on regarde dans le présent. C’est en quelque sorte une anticipation en acte puisque effectivement cela a été comme ce qui sera, une fois que l’impression de la lumière sera (ou aura été ?) fixée sur la pellicule.

La démarche de Sugimoto se révèle donc assez complexe dans ces séries qui relèvent toute d’une réflexion sur le temps, la contingence et la disparition dans le cadre strict des possibilités techniques de la photographie.

Photographie et entomologie, les Dioramas


© Hiroshi Sugimoto, « Diorama », 1974.


Les Dioramas, cette autre partie du travail de Sugimoto rappelle le film « La Femme des Sables » (Suna no onna) réalisé en 1964 par Hiroshi Teshigahara et inspiré par le roman éponyme de Abe Kōbō. Dans ce film un entomologiste est pris au piège d’un trou creusé dans le sable et est l’otage d’une femme et ses complices d’infortune. Le film traite de l’écoulement du temps de par sa lenteur et l’allégorie du sable qui menace sans cesse d’enfouir les occupants. Mais cet étrange habitat est également à considérer comme l’éprouvette dans laquelle l’on tient en capture les insectes en vue de leur observation. Le travail de Hiroshi Sugimoto sur les dioramas et les reproductions de cire du musée de Madame Tussauds procède de la même métaphore.

Les simulacres du temps

Les dioramas sont des reproductions hyperréalistes de la faune et la vie sauvage à des époques lointaines. Il s’agit de procurer aux visiteurs l’impression d’assister à un spectacle vivant. Sugimoto a fait de ces simulacres des prises de vue animalières saisissantes de véracité. Tout est mort mais parait vivant. L’intention évidente du photographe japonais est de placer le regardeur dans une impasse. On est dans le « Je m’extasie » du réalisme de la reproduction photographique d’un simulacre qui veut faire plus vrai que nature. Sugimoto ne veut cependant pas nous induire en erreur, il ne cache rien de ce jeu factice. Il nous présente sans commentaire un semblant de vie. Ce que met en évidence ce simulacre c’est la présence de la mort : la mort de ce qui a été et qui est ici ressuscité par un artifice morbide.


© Hisohi Sugimoto. Diorama.


La reproduction de la reproduction

L’autre message est de mettre en exergue la correspondance entre ces illusions en volume et la planéité de la reproduction photographique. Les Dioramas, hormis le fait qu’ils sont une variation du leitmotiv sur le temps, sont aussi deux faces d’un même artifice : l’un en volume, l’autre à plat. D’un côté une scène de théâtre illusionniste, de l’autre un cliché qui accentue l’illusion et qui pourrait passer pour une prise de vue sur le vif. Mais il n’y a pourtant aucune supercherie, ce sont bien des photographies de diaporamas et non un reportage sur le vif. Cependant le trouble vient de la qualité technique de ces reproductions de reproductions. Plus illusionnistes que la scène d’origine ces images nous plongent dans la perplexité comme devant un palais des glaces de fête foraine.

Hiroshi Sugimoto est de toute évidence fasciné par ces jeux de miroirs conceptuels où l’on passe de paradoxes en apories insolubles intellectuellement.

De l’entomologie à la thanatologie

“Fossils work almost the same way as photography… as a record of history. The accumulation of time and history becomes a negative of the image. And this negative comes off, and the fossil is the positive side. This is the same as the action of photography.” – Hiroshi Sugimoto.


© Hiroshi Sugimoto, Catherine Parr, 1999.


Photographier c’est retenir la disparition

Autre exemple de l’obsession de Sugimoto pour le passage du temps et la mort, la série consacrée aux mannequins de cire de la collection du musée de Madame Tussauds. Là encore Sugimoto les prend en photographie comme s’il s’agissait d’êtres en chair et en os. Cependant comme pour la série des Dioramas ce parti pris ne cherche pas tant à souligner le caractère factice et trompeur de la photographie qu’à mettre en évidence le lien intime de la photographie avec l’absence et le temps.

En effet, Sugimoto tout en donnant par la lumière une impression de vivant veut avant tout mettre en évidence quelque chose qui est intimement lié à la photographie : le rapport à la mort. La photographie relève toujours de ce qui a été et rend présent le passé, et donc fréquemment ce qui n’est plus ou n’a jamais été et qui pourtant est bien présent là dans ce cliché. La disparition est donc consubstantielle à la photographie. Sugimoto nous le montre encore une fois à travers un paradoxe: rendre le vivant l’inanimé, le factice mais à travers un jeu de redondances visuelles et conceptuelles qui souligne la vanité de ce genre de représentation et la vanité de toute chose en généralL’entomologiste se mue en « thanatologue ».

La profondeur de champs, twice infinity


© Hiroshi Sugimoto, Villa Savoye, 1998.

© Hiroshi Sugimoto, Villa Savoye, 1998.


Un autre champ du travail de Sugimoto est représenté par la photographie d’architecture, de sculpture et de grands symboles de la culture moderne. La villa Savoie de Le Corbusier, la sculpture « Joe » de Richard Serra font partie de ces séries. Or ces pièces ont pour particularité d’être floues. C’est très surprenant et on se demande pourquoi la mise au point est faite ailleurs que dans le cadre. En effet le flou en photographie est lié soit au macroscopique, soit à la mise en valeur d’un plan de la prise de vue. Mais dans ce cas de figure toute l’image est floue, rien n’est souligné ou isolé par l’absence de profondeur de champ et de focus.

Capturer la lumière intemporelle

Une première hypothèse possible face à cet autre paradoxe est que ce qui est pris en photographie ce n’est pas ce qui est dans la cadre. Ce qui intéresse Sugimoto ce ne sont pas ces objets culturels connus de tous, mais la lumière qui les baigne. Dans le cas de la villa Savoie : la blancheur des façades. Dans le cas de Richard Serra : l’impact de la lumière sur l’acier Corten. Ce qui est capturé donc c’est la lumière, dont une mise au point sur l’objet aurait détourné l’attention.

© Hiroshi Sugimoto, « Joe 2053 ».

Une autre hypothèse possible, qui n’est pas obligatoirement exclusive de la précédente, est que le flou soit celui de la macrophotographie. Le résultat immédiat de ce type de photographie est la perte d’échelle. On ne sait pas si c’est de petite taille ou si c’est immense. C’est comme un pendant de l’oeil entomologique, l’on observe ces objets comme des insectes à la taille indéfinie.

Au final, les deux hypothèses de la lumière comme objet véritable de la prise de vue ou l’abolition de l’échelle comme de la matérialité des objets sont probablement complémentaires.

D’ailleurs, Sugimoto a été assez explicite à propos de ces photographies floues donnant une explication technique appuyée sur sa démarche conceptuelle :

« I set my focal length on the twice-as-infinity spot, which actually does not exist… However, on the old traditional view camera there is no mark indicating infinity, which means I can pass beyond the infinity point. If I use a 300 mm lens and the distance between lens and film is set to 300 mm then that is the focal point for infinity. If I shorten it to half of the length of the lens capacity (150 mm) technically then that is twice-as-infinity. » – Hiroshi Sugimoto.

L’infini et le visible

Là encore comme pour le temps des « Theaters » où la démarche conceptuelle consistait à avoir un temps de pose égal à la durée du film, Sugimoto focalise le point de vue sur l’au-delà du visible, sur ce qui sera après la disparition, dans les limbes du temps, de ces structures humaines. Or, dans le temps long ce qui demeurera c’est la lumière posée sur le monde, avec ou sans les hommes. L’espace infini où se fixe l’œil de la caméra revient à traduire le temps dans le registre de l’espace. Impermanence des choses et permanence du temps matérialisé, rendu visible par la disparition. Le temps n’est quantifiable et perceptible que dans l’effacement, le devenir. Or la photographie est l’outil parfait pour en donner un témoignage, sans oublier évidemment l’intimité de la photographie avec la lumière. Le temps et la lumière sont les deux objets spécifiques de ce médium.

La photographie développe le concept

La photographie est une capture et parfois une composition plastique. Mais comme chez Egglestone, Cartier Bresson ou d’autres, il peut y avoir aussi une capture composée, formellement structurée, et souvent proche des grands courants esthétiques de l’époque.

Punctum

Et, même chez ceux qui veulent échapper à cette caractéristique en prenant des clichés volontairement non étudiés à la lumière crue et aux cadrages maladroits, on sent l’artifice est fréquemment perceptible. On aboutit en effet à une photographie d’annotation, de témoignage qui en voulant ne pas être affectée, l’est profondément, quelquefois à la frontière de la malhonnêteté. Ces « opérateurs » sont des photographes avertis qui voudraient parvenir à la qualité des photographies d’amateurs. Ils tentent d’avoir l’impact d’une photographie « sans qualité » dont Gerhard Richter a souvent vanté – peut-être avec un peu d’esprit de provocation – la puissance intrinsèque, le fameux « punctum » signalé par Roland Barthes. Ceci dit cette démarche est parfois menée avec succès. C’est le cas d’un Araki ou d’un Wolfgang Tillmans. Mais dans un cas comme l’autre, le parti pris inesthétique est adopté avec distance et essentiellement par rejet du « Beau », ou bien dans un souci de brutalité plastique.

La photographie et le concept

Une autre voie est celle héritée de l’art conceptuel où la photographie est en quelque sorte documentaire.

Enfin à mi-chemin, on trouve une tendance qui mêle la manière conceptuelle aux expériences surréalistes. Francesca Woodman en est un bon exemple. Dans cette veine la photographie n’est pas une fin en soi mais un moyen d’illustrer une idée. La photographie est alors une mise en image, au même titre que certains tableaux.

© Francesca Woodman.

Sugimoto emprunte encore une autre piste, adoptée également par Thomas Ruff ou les Becher par exemple. La photographie est conçue alors comme un projet conceptuel appuyé sur une méthode. Il y a là quelque chose de la position d’hommes de savoir au sens de la Renaissance. Le projet photographique est alors une étude, au sens fort, se développant suivant un concept et qui est intimement lié aux possibilités techniques du médium photographique. Cindy Sherman qui « illustre » un discours sur le genre et l’image de la femme est un autre exemple de photographie à connotation conceptuelle.

Image et photographie

L’aboutissement de ces démarches se cumule chez un photographe tel que Gursky. Chez ce dernier cas on passe de la photographie à l’image, l’image numérique pour être précis, qui se détache du référent et existe pour elle-même sans plus aucun souci d’authenticité, y compris sur le médium lui-même qui est davantage pixel que photographique.

© Hiroshi Sugimoto, Lightning Fields 327, 2014.

Hiroshi Sugimoto reste quant à lui attaché à l’argentique pour ses qualités de rendu des gris mais aussi pour des raisons d’ordre intellectuel. Pour lui la chimie argentique de la pellicule composée de sels d’argent crée une proximité physique correspondant à sa volonté de capter le primordial, l’originaire, en l’occurrence le temps, la lumière, la mort, l’impermanence et les éléments naturels, l’air, l’eau, le minéral.

Sugimoto et le minimalisme

Hiroshi Sugimoto est donc bien et de manière clairement revendiquée un artiste conceptuel. Ses séries sont des démarches méthodiques. Mais il y aussi un véritable attachement au médium lui-même, son usage n’est pas pour lui indifférent à l’inverse de bien des artistes conceptuels. En outre, il y a chez lui une dimension spirituelle. L’usage de la photographie sert dans un cadre presque rituel une approche méditative du réel.

“Art is technique: a means by which to materialize the invisible realm of the mind.”— Hiroshi Sugimoto.

« I didn’t want to be criticized for taking low-quality photographs, so I tried to reach the best, highest quality of photography and then to combine this with a conceptual art practice. » — Hiroshi Sugimoto.

Méditation et chambre noire

Sugimoto reconnaît une grande proximité intellectuelle avec Mark Rothko. Le peintre américain, figure centrale de l’expressionnisme abstrait, a pourtant toujours clamé que l’abstraction comme re-centrement sur la plasticité du tableau ne l’intéressait pas vraiment. Pour lui, l’œuvre d’art doit être une expérience d’ordre mystique.

« I’m not an abstractionist. I’m not interested in the relationship of color or form or anything else. I’m interested only in expressing basic human emotions: tragedy, ecstasy, doom, and so on. », « A painting is not a picture of an experience, but is the experience. » — Mark Rothko.

La chambre noire

Or cette idée d’un art propre à la méditation est essentielle chez Sugimoto. Chaque série pour le photographe japonais est une méditation sur des thèmes comme le temps, la mort, l’humanité face à l’infinité, la précarité et l’impermanence.

Le message est toujours explicite et simple.

© Horshi Sugimoto, « Revolution 002 N Atlantic Ocean Newfoundland ».

Toutefois la mise en œuvre est complexe dans la mesure où elle concentre en peu ou presque rien des questions abyssales. C’est le tribut de Sugimoto aux minimalistes mais dans un champ éminemment « philosophique », à la manière du bouddhisme Zen. Les ellipses photographiques d’Hiroshi Sugimoto font penser à des « Kōan », ces formules lapidaires, irréductibles au déploiement discursif.

Revolution

Dans une de ses dernières séries photographiques intitulée « Revolution », Sugimoto a fixé le reflet du parcours de la lune sur l’océan ou sur des surfaces réfléchissantes. Ce travail est une sorte de synthèse de l’ensemble des problématiques posées par Sugimoto:

  • la durée,
  • la révélation sur la pellicule de sels d’argent,
  • la réflexion au sens propre comme figurée,
  • le focus au-delà de l’objet visé,
  • les cycles et l’impermanence y compris des phénomènes naturels dont seule la lumière physique et photographique semble être le marqueur stable soulignant le devenir du « reste ».

C’est donc dans une économie de moyens extraordinaire que le photographe resserrant son propos nous livre un nouveau « Kōan » qui dit tout en un point. Une image rebelle aux explications mais ô combien propice à la « réflexion » et à la méditation.

“If I already have a vision, my work is almost done. The rest is a technical problem.” –Hiroshi Sugimoto


Biographie succincte:

  • Né à Tokyo, Japon en 1948.
  • Diplômé de l’Université Saint Paul, Tokyo en 1970.
  • Diplômé du Art Center College of Design, Los Angeles en 1974.
  • Travaille et vit à New York depuis 1974.
  • En 1974 Sugimoto amorce sa première série tirée des dioramas du Musée américain d’histoire naturelle de New York.

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