Balenciaga, l’œuvre au noir : une exposition entre couture et sculpture

Par Jsbg @JSBGblog

Vous connaissez le bleu Klein? Ce bleu outremer profond, créé par le marchand de couleurs Édouard Adam pour l’artiste français Yves Klein (1928 – 1962), et dont le brevet est déposé par l’artiste lui-même à l’ Institut national de la propriété industrielle en 1960?

Et bien aujourd’hui, c’est du noir Balenciaga que l’on vous parle, de cette « couleur moderne », comme dirait l’historien Michel Pastoureau, spécialiste de la symbolique des couleurs, dans son célèbre ouvrage consacré au noir, à sa construction culturelle à travers les âges [ Michel Pastoureau, « Noir. Histoire d’une couleur », Editions du Seuil, 2008 ]. Le noir est peut-être LA couleur du XXe siècle ; elle trouve dans la peinture abstraite au début du siècle un terrain d’expression particulièrement fructueux, mais surtout dans les années 1950, elle devient l’unique protagoniste de l’œuvre de Pierre Soulages [nous vous en parlions déjà ici] …qui du noir, passera à l’« outrenoir » dans les années 1975-1980. Il n’est évidemment pas indifférent d’évoquer Soulages, plutôt qu’un abstrait : chez Soulages, le noir vit de textures − celles que le travail à la brosse ou à la spatule lui donne, travaillant la luminosité des noirs d’une manière extrêmement subtile. Et c’est là que nous retrouvons Balenciaga. Respectivement en 1958 et en 1964, à la demande du couturier espagnol, Gustave Zumsteg, alors directeur de la société textile suisse Abraham, créé deux tissus spécifiques, le gazar et le zagar. A la fois aériens, amples et impétueux, d’une brillance nacrée, ils sont imprévisibles. Ils offrent au couturier une possibilité de mouvement pour créer des figures inédites. Le zagar, se distingue du gazar par un poids double et un tissage beaucoup plus serré. Les modèles les plus emblématiques de la maison ont été créés en noir dans ces matières vibrantes, lumineuses, définitivement sculpturales. Voyez-vous, les vêtements de Balenciaga ne sont pas coupés, ils sont sculptés. Ainsi, on ne peut que saluer − moi, j’avoue, je me suis complètement enthousiasmée − le choix du Musée Bourdelle, dédié à Antoine Bourdelle (1865-1929), talentueux sculpteur français du XIXe siècle, comme scénographie accueillant les pièces de l’exposition « Balenciaga, l’œuvre au noir ». Dans le Grand Hall par exemple, place au processus créateur : cet espace du musée est dédié aux grands plâtres de Bourdelle, travaux préparatoires, études et réflexions pour les grandes sculptures comme Sapho (1887-1925) ou Heraklès archer (1906-1909), et il accueille les patrons du couturier espagnol, rigoureusement construits et annotés, conservant ainsi la méthode et les intentions du couturier. Les matières ici sont des toiles généralement en coton écru, exceptionnellement noires, coupées dans de la percale fine et sèche ou du sergé apprêté plus épais voire de la tarlatane, en fonction de la matière dans laquelle sera réalisé le modèle.

Dans cette exposition, on erre dans le noir de Balenciaga, un noir qui « résonne comme un renoncement à tout ornement pour ne retenir que l’essence des formes », qui reflète la rigueur sans concession du couturier, son art sans artifice, qui ne parle que par les lignes et les proportions. Cette question des proportions et de la construction est aussi essentielle à la compréhension de la sculpture de Bourdelle : « Contenir, maintenir, maîtriser, voilà l’ordre des constructeurs », répétait-il à ses élèves. L’Apollon fut selon ses propres termes « entrepris dans le sens de maîtriser là tout le plus pur de ma vision profonde, laissant bien loin tous les élans passés, je fis arriver sur la forme, au-delà du sang, de l’os, du cartilage et des muscles humains, la structure ambiante des forces ».

Cette exposition est aussi l’occasion de découvrir le musée Bourdelle, l’un des derniers témoignages de ces cités d’artistes parisiennes qui fleurirent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle − dont la plus connue est peut-être La Ruche, cité où séjournèrent Fernand Léger, Marc Chagall, Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine, Marie Laurencin, les sculpteurs Constantin Brancusi, Alexander Archipenko ou encore Jacques Lipchitz, les poètes Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendrars, et j’en passe ! oups, toutes mes excuses, je me suis un peu égarée…je reviens à Bourdelle. Dans l’ensemble d’espaces singuliers et de jardins déployés autour de l’atelier préservé d’Antoine Bourdelle se dévoile la part intime de sa création  et de sa créativité : études, esquisses, maquettes, tout ce qui participe à l’élaboration et donc à la compréhension de l’œuvre, de l’âme de l’artiste. Les anciens ateliers permettent de parcourir son œuvre, de ses débuts à la maturité, de son passage par l’atelier de Rodin, où il oeuvre comme praticien de 1893 à 1908, à l’affirmation de son style et aux grandes commandes. La politique du musée Bourdelle est la réflexion sur la vie et la pratique de l’atelier d’artiste – lieu d’enracinement, de transmission, de création « à demeure » − un contexte dans lequel l’exposition Balenciaga s’inscrit à merveille, nous entraînant dans les méandres épurés de l’esprit du couturier espagnol. Bienvenue dans cette exposition hors des sentiers battus!

– Carole Haensler Huguet

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Informations pratiques:

Balenciaga, l’œuvre au noir

8 mars – 16 juillet 2017

une exposition hors les murs du Palais Galliera, musée de la mode de la Ville de Paris au

Musée Bourdelle 

18, rue Antoine-Bourdelle, Paris 15e, France. Métro: Montparnasse-Bienvenue

Palaisgalliera.paris.fr

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à venir:

Balenciaga: Shaping Fashion

27 mai 2017 – 18 février 2018

Victoria & Albert Museum

Cromwell Road, London, SW7 2RL, United Kingdom

Vam.ac.uk

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Pour Pierre Soulages et la matière du noir: 

Noir c’est noir? Les Outrenoirs de Pierre Soulages

Une exposition à la croisée de l’art et de la science

Du 8 novembre 2016 au 23 avril 2017

ArtLab EPFL

Bâtiment ArtLab EPFL, Pavillon d’expérimentation muséale, 1015 Ecublens (Lausanne), Suisse

Artlab.epfl.ch

Photos:

  1. Vue de l’exposition « Balenciaga: l’oeuvre au noir », Photo: Alizée Szwarc
  2.  

    Cristóbal Balenciaga, robe et manteau de cocktail en dentelle noire, 1951

  3. Cristóbal Balenciaga, manteau de soirée en gazar, collection printemps/été 1962
  4. Antoine Bourdelle, Alexis et Eugène Rudier, Héraklès tue les oiseaux du lac Stymphale, 1909, statue en bronze doré, H. 248 cm; L. 247 cm; P. 123 cm; P. 580 kg, musée d’Orsay, Paris, France ©photo musée d’Orsay / rmn
  5.  

    Antoine Bourdelle, Sapho, grand modèle, deuxième étude, 1887-1925, bronze, H. 220 x L. 95 x P. 143,5 cm, Paris, musée Bourdelle

  6.  

    Antoine Bourdelle dans son atelier, vers 1928 © Roger Viollet