Séparation... et unité... avec Arnaud Desjardins

Publié le 12 mai 2017 par Eric Acouphene
A l'origine, le petit bébé fait très mal la distinction entre lui et le reste du monde – il vit ce qu'on appelle communément un état fusionnel avec la mère – puis il se rend compte peu à peu que si son bras ou sa jambe fait partie de lui, sa mère, elle, est autre que lui. Il peut bouger son bras s'il le veut mais il ne déplacera pas sa mère simplement en désirant que celle-ci le fasse; il l'appelle et elle ne vient pas. Pour le bébé, et en tout cas pour le fœtus tant qu'il est dans le sein de sa mère, il n'y a pas de dualité, de division entre « moi » et « séparé de moi ». La naissance inévitable de l'ego, c'est la perception de cette distinction : ceci n'est plus moi, c'est autre, indépendant, ne répondant pas à ma demande. Il y a chez le petit enfant une nature tyrannique qui veut que la réalité soit une avec lui et qui refuse l'abandon de cette fusion. L'enfant, en grandissant, se heurte – parfois violemment – à l'autre. Puis il se plie, il cède, sans se réconcilier au fond de lui-même avec l'implacable loi de l’altérité et de la différence. Là se trouve l'origine de la dualité au sens le plus immédiat, le plus concret, et il y a refus de cette dualité chaque fois qu'elle ne nous convient pas. C'est la base de la constitution de l'ego et du mental, avec leur tendance despotique qui cherche toujours à reprendre le dessus et qui est presque tout le temps, sinon tout le temps, battue en brèche par l'existence. Parmi les personnages contradictoires qui nous composent se trouve un tyran : je veux, j'exige, j’ordonne. Il faut reconnaître l'aspect psychologique subtil qui est à la source de ces comportements dictatoriaux.

Cette nostalgie d'un monde qui ne serait pas autre que nous subsiste à travers les années. Elle est tout le temps présente et tout le temps déçue, avec l'espoir du miracle – hélas éphémère – dans la passion amoureuse : je vais trouver avec mon bien-aimé ou ma bien-aimée la relation fusionnelle que j'ai connue autrefois dans les bras et plus encore dans le sein de ma mère. Espoir illusoire et irréalisable que l'autre va devenir moi, va devenir comme moi, va devenir identique à moi. C'est le grand leurre de la fascination amoureuse : nous sommes un, nous sommes faits l'un pour l'autre...


Le chemin de la non-dualité, de l'unité, de la communion, passe d'abord par une vraie dualité. Regardez bien le diagramme célèbre du yin et du yang : une partie noire avec un point blanc et une partie blanche avec un point noir, entrelacées, car il ne s'agit pas d'un cercle coupé en deux par un diamètre. Il y a bien un cercle, un, réunissant une partie noire et une partie blanche intimement associées, mais le noir reste noir, le blanc reste blanc. Et une certaine demande fusionnelle qui demeure en nous aboutirait à mélanger le noir et le blanc en une couleur grise uniforme : enfin nous ne sommes plus qu'un! Faux. Le diagramme de l'unité du yin et du yang n'est pas une couleur grise. C'est l'association intime, à l'intérieur d'un cercle, du noir et du blanc. Vous pouvez, sans être spécialiste du taoïsme, vous souvenir de cette image. Ne cherchez pas la non-dualité là où vous ne la trouverez jamais, là où elle ne sera jamais... Chaque fois que nous refusons qu'un aspect ou un autre de la réalité soit ce qu'il est, nous tentons de nier cette dualité et de revenir à une fausse non-dualité dans laquelle la réalité relative est un as­pect de nous et, par conséquent, correspond à notre attente. Si je ne suis pas paralysé et que je veux porter ma main à mon front, cela m'est possible. Mais si je veux que tel ou tel aspect de la réalité m'obéisse, cela ne se produira que rarement. Tout nous le montre du matin au soir, c'est une évi­dence mais, en profondeur, pourquoi ne le reconnaissons-nous pas plus facilement? Si nous acceptions vraiment cette évidence, quelle émotion pourrait subsister? Regardez bien. S'il est tellement évident que l'autre est un autre, moi et lui, que j'ai un certain pouvoir sur moi mais que je n'ai qu'un pouvoir très limité sur lui, si vous êtes vraiment d'accord, comment se fait-il qu'il y ait encore des émotions? L'émotion ne peut naître qu'à partir de cette vaine espérance que la réalité est mon pro­longement, que je suis le centre de toute la création. Si j'admets que cette prétention va être tout le temps battue en brèche, je n'ai plus d'émotions. Chaque émotion, chaque « oh non! », sous toutes ses formes, chaque déception, chaque attente trahie, proclame notre illusion d'une fausse non­ dualité et notre tentative inlassable mais vaine d'égocentrisme. ARNAUD DESJARDINS 
La Voie et ses pièges
extraits
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