(Entretien) avec Antonio Rodriguez : "mobiliser tous les acteurs du réseau poésie"

Par Florence Trocmé


Antonio Rodriguez est poète, professeur de littérature française à l’Université de Lausanne et il organise depuis deux ans le Printemps de la poésie (en Suisse romande). Il vient de publier un livre de poésie, Après l’Union. Il a beaucoup travaillé sur la théorie du lyrique ainsi que sur Max Jacob, qu’il a édité dans la collection Quarto, et sur Gustave Roud, dont il a révélé notamment la remarquable œuvre photographique.
À la suite d’un dialogue foisonnant à bâtons rompus, Poezibao a souhaité revenir sur certains points de l’échange, à la fois pour les fixer et peut-être les approfondir.
Florence Trocmé : Tu voudrais en fait que l’on sorte de la figure quelque peu éculée du poète, héritée du romantisme, pour aller vers une conception plus globale de la poésie.

Antonio Rodriguez : Cette différence entre la poésie et la figure du poète, je l’ai d’abord ressentie personnellement dans l’écriture, lorsque je préparais Après l’Union, qui partait des paysages dévastés de l’Europe (la plaine de Birkenau, la plage d’Omaha, les forêts de Verdun). Adopter la posture du poète dans ces textes alors que j’évoquais des drames constitutifs du continent me semblait indécent. Pourtant, je ressentais la nécessité de passer par la poésie pour évoquer ces lieux, et je voulais faire monter une forme à partir de cette matière européenne, comme l’archéologie poétique d’une sensibilité collective. Je cherchais une forme bien plus poignante que l’essai ou le récit pour dire quelque chose qui serait « après le témoignage ». De cette forme découlait une évidence, celle d’être poète par l’écriture, et non par la volonté de se conforter dans une position, une image de soi. Car le public garde selon moi un grand désir de poésie aujourd’hui, mais se méfie des poètes. Cette expérience dans l’écriture trouve en effet des échos sur les différents plans de mes activités.

Florence Trocmé : Tu as eu, dans notre discussion, cette formule frappante : « trop se battent pour être poète, au lieu de faire de la poésie ». Peux-tu développer un peu cette idée, préalable essentiel à des questions portant plus directement sur tes actions en faveur de la poésie ?

Antonio Rodriguez : Plus que de chercher à savoir qui sera le poète de demain (étant entendu que 99,9 % des poètes vivants seront oubliés), nous devrions davantage nous occuper des « manières de s’approprier » la poésie aujourd’hui : comment les gens, face au mot « poésie », écrivent, se mobilisent, disent, lisent, transmettent, critiquent, se disputent, rêvent, parlent, participent, se passionnent. Comment valoriser toutes ces énergies impliquées ? Nous sommes dans une période incroyablement intense pour la poésie, une période historique du passage au numérique, avec un monde occidental aux puissances intellectuelles, éthiques et sensibles étonnantes, avec des vues globales et multipolaires, mais proche aussi, terriblement proche et fasciné par l’anéantissement. C’est une magnifique époque pour la poésie ! Qu’en faisons-nous personnellement, collectivement ?
Face à ces questions centrales, j’ai l’impression que nous souffrons encore d’un modèle éculé qui provoque d’interminables luttes narcissiques pour se dire « poète » ou « grand poète ». Si on fait de la poésie pour devenir poète, on le sera, mais on passera en partie à côté de la nécessité de la poésie. Nous assistons donc à des luttes féroces pour des miettes de reconnaissance, au lieu d’ouvrir de nouveaux territoires. Le vivier est dense ; tout est là : tous les moyens éditoriaux, techniques, économiques, émotionnels, intellectuels sont là, mais les énergies se dispersent trop dans des rêveries et des impuissances individuelles.
Je suis persuadé que la poésie est plus puissante que les poètes d’un moment. Dernièrement, par son volume chez Flammarion, Yves Di Manno a pu souligner combien son action avait été déterminante dans la poésie contemporaine, bien plus que certains auteurs « maison » présents dans son livre. J’imagine mal une histoire littéraire qui écarterait l’aventure orchestrée par Di Manno pour ne retenir qu’un ou deux auteurs de la collection. De la même manière, les sites poezibao, remue.net ou sitaudis offrent aujourd’hui à mes yeux des lieux majeurs pour comprendre le contemporain. Ils font époque, et il n’est pas anodin, Florence, que tu sois justement présidente de la commission poésie du CNL ; un des leviers du réseau. À d’autres titres, Emmanuel Hocquard, Christian Prigent, Antoine Emaz, Michel Deguy ou encore André Velter sont des poètes qui ont œuvré par-delà leur poésie pour activer, animer, déployer des familles au sein du réseau.
F.T. : À propos du Printemps de la poésie, dont la deuxième édition s’est tenue tout récemment, on a pu lire que tu rassembles « des poésies littéraires d’envergure internationale et des pratiques ordinaires, non esthétiques, de la poésie (poésie pour enfants, échanges amoureux, poésie intime, rituels profanes), en considérant que la poésie n’appartient pas qu’aux poètes, mais à ses différents acteurs (lecteurs, comédiens, éditeurs, journalistes) ». Peux-tu développer cette vision plurielle que le journal Le Temps qualifiait tout récemment d’« ouverture généreuse à tous les publics et toutes les approches, du plus populaire au plus pointu. ».
Antonio Rodriguez : C’est une manière de mettre en valeur tous les acteurs du réseau « poésie » à un moment donné, dans un espace donné, mais qui n’est pas seulement motivée par la générosité. Je crois au pouvoir des lecteurs, des commentateurs, de tous les acteurs de la poésie, tout autant qu’à celui des poètes. Je cherche surtout l’efficacité dans la visibilité et le déploiement d’une puissance collective, où chacun se sente gagnant ; et je me réjouis que l’efficacité puisse être associée à la générosité, au don, au plaisir et non à une démonstration de force par une opposition. Nous n’avons pas vraiment le choix : soit nous déclarons que 95% des gens sont des imbéciles qui doivent être éclairés par ceux qui savent ce qu’est la poésie (le 5% restant se disputant d’ailleurs formidablement pour dire ce qu’elle est exactement) ; soit nous soulignons que l’intégralité de la population développe des liens très variés à la poésie (de manière partielle, épisodique, souvent avec des connaissances scolaires et des poésies peu littéraires), ce qui me semble bien plus vérifiable.

Je vois mal comment susciter l’intérêt d’un public quand on commence par lui dire qu’il est ignorant, incompétent et qu’il va être élevé par le poète (ou encore par le professeur, le critique). Je le dis d’autant plus facilement que je suis poète et professeur… double tare. Mais, franchement, je vois plutôt un large public informé, globalement bien éduqué, curieux, attentif, bienveillant, exigeant… en revanche très fatigué par les donneurs de leçons. C’est une question d’observation, de changement de point de vue et de la mise à mal d’un modèle de communication suranné (1. un émetteur qui détient toute la créativité ; 2. un message dense et nouveau ; 3. des récepteurs totalement passifs, pris dans leurs habitudes). Et c’est avec ce modèle de reconnaissance, fantasmatique et assez méprisant, qu’on voudrait conquérir le public, la presse et avoir une influence en dehors des frontières ?  
Malgré les apparences, le milieu poétique contemporain est dominé par les élégies sur la « crise » de la poésie, qui n’est même plus « exquise ». Mallarmé y construisait sa puissance et non une déploration. L’élégie devrait laisser place à des actions et à des discours plus percutants, qui peuvent changer la donne, sans sombrer dans le tout-spectacle, l’oubli des traditions poétiques ou une baisse de niveau. Nous avons de magnifiques moyens pour ressaisir l’attention publique, montrer la force d’un réseau.
F.T. : Dans quelles directions peut-on travailler pour faire circuler les énergies, construire un véritable réseau autour de la poésie ?

Antonio Rodriguez : Le réseau existe déjà : c’est tout ce qui crépite lorsque nous utilisons le mot « poésie ». Mais les énergies restent très éclatées. Pourquoi faire un « Printemps de la poésie » et non des « poètes » ? Peut-on dire que la musique appartient aux seuls musiciens professionnels ? La musique appartient aussi à celui qui chantonne mal ou qui siffle un air improvisé dans la rue.

Commençons par admettre que le grand public aime la poésie, même s’il ne connaît pas les poètes vivants. Est-ce d’ailleurs si grave ? Plutôt que de les culpabiliser, je préfère valoriser ce que les gens ont en main, ce qu’ils font déjà, ce qu’ils partagent, de le mettre en commun, de le faire circuler ; mais pour travailler ensuite sur ce lien, amener des surprises, des rencontres, des réflexions en profondeur sur l’éducation à la poésie, sur l’état des médias, sur la création vivante, dans une confiance réciproque. Essayons de les penser ensemble ; l’idée de « poésie » étant au-dessus des individus, des institutions, des nations et même des époques. C’est elle qui nous lie et nous rassemble.
De la même manière, je crois beaucoup à l’autonomie des acteurs, à leurs convictions, à leurs dynamismes, à leurs compétences, au respect des diverses formes de poésie. Même si je développe en poésie un mode d’écriture et d’incarnation particulier, je parviens à me situer dans mon espace hétérogène, sans me sentir menacé. Chacun entretient des liens avec son public, mobilise ses propres réseaux. Collectivement, tout cela devient impressionnant.
Nous sommes à la fois forts et faibles, et nous devons exercer nos forces et nos faiblesses sur les conditions d’un espace littéraire (qui est livré à des questions économiques) et des processus de reconnaissance dans nos sociétés. J’avais été fasciné par la réaction du milieu poétique en 2012 lors de l’éventuelle disparition de la commission Poésie du CNL, et j’avais pu voir de près les différents rouages, les blocages et les déblocages de notre système. Mais le problème se joue aussi continentalement, mondialement. La poésie française devrait rayonner sur toute l’Europe ; pour l’instant elle parvient à peine à investir les autres terres francophones.
F.T. : Comment décloisonner les univers qui s’ignorent encore trop, monde de la critique, auteurs (eux-mêmes souvent divisés en chapelles plus ou moins irréconciliables), autres acteurs du spectacle, voire institutions ? Comment aller vers un public plus large ? Tu n’entres pas du tout, je crois, dans cette idée qu’il n’y aurait plus aucun intérêt de la part du public d’aujourd’hui pour la poésie ? Tu aimerais créer une sorte de réseau, qui ferait entrer enfin la poésie et ses acteurs dans le monde de la modernité ? Peux-tu en dire un peu plus ?

Antonio Rodriguez : La créativité n’est pas que dans l’écriture ; elle est aussi dans la manière de mobiliser les énergies. Nous avons de formidables leviers publics : en France, le CNL, le Printemps, la MEL, les universités, les institutions culturelles (musées, théâtres), les fondations, qui peuvent travailler avec des investisseurs privés (je pense aux éditeurs ou aux libraires). J’ajouterai que l’argent est déjà là ; et, au risque de choquer, il est là en abondance. En revanche, il y a un manque de coordination générale des actions en faveur de la poésie et une déperdition terrible des moyens.

Depuis des décennies, nous voyons effectivement une diminution des enveloppes globales, une perte d’influence dans la presse ou par rapport à l’industrie du livre, qui finit par créer un savant saupoudrage afin de préserver les équilibres. Est-ce tout ce que notre époque et nos démocraties ont à proposer poétiquement ? Quel est notre horizon ? Il faut coordonner nos leviers, pour apporter des élans communs au même moment. Nous n’avons plus le choix : soit chacun fait ce qu’il a toujours fait (rien de plus, en pensant d’abord à préserver son image, ses intérêts immédiats) ; soit nous commençons à mieux articuler nos forces pour déployer un mouvement commun qui renverse la donne, augmente l’influence, cible mieux les dotations, tout en garantissant une répartition équitable. Il nous faut créer collectivement une valorisation de la poésie et accepter de travailler entre les domaines (créatifs, académiques, culturels).
Je reviens à la Suisse comme à un laboratoire ouvert. L’Université de Lausanne a joué son rôle de levier poétique et culturel sur une région. Associée à d’autres secteurs, elle a donné l’élan vital pour activer les principaux acteurs ensemble, jusqu’à compter une soixantaine d’institutions bien impliquées. J’ose à peine donner l’investissement de départ, qui était ridiculement bas (qui est compensé par beaucoup d’énergie, de temps, de conviction et de collaborations), et qui a été incroyablement rentable. Tout le monde a été surpris par ce succès. La poésie, réputée incommunicable, peu intéressante pour le public, non médiatique, est devenue un fer de lance dans l’exploration des nouvelles dynamiques académiques et culturelles. C’est l’effet de levier ; toujours un peu magique. En revanche, si chacun reste dans son coin, et si on saupoudre (plus ou moins) équitablement tout en diminuant les enveloppes globales, il arrive exactement le contraire : cela coûte très cher aux institutions publiques, ne rapporte rien de nouveau, crispe les positions, avive les conflits, et finit par donner un climat mortifère où chacun survit en se plaignant. Il ne s’agit pas d’éviter le conflit ou la controverse, qui resteront et seront nécessaires, ni les rivalités, mais de les orienter et d’avoir des projets suffisamment fédérateurs, profitables, afin qu’ils soient productifs.
F.T: Peux-tu parler plus concrètement de quelques projets qui impliquent cette mise en relation de mondes qui s’ignorent ? (Tu as évoqué devant moi une idée magnifique autour du cinéma, par exemple). Quelles initiatives, dans l’édition du Printemps de la poésie qui vient de s’achever, t’ont semblé fédérer les énergies et la créativité ?
Antonio Rodriguez : L’émerveillement vient souvent de la rencontre d’un lieu, d’une forme intense de poésie, de la qualité des débats, d’une presse qui soulève la réflexion et d’un public qui participe activement. Cette année, le thème était notamment sur la poésie et le cinéma. Y a-t-il un cinéma poétique ou des séquences lyriques dans les films (par-delà les cinépoèmes ou le cinéma expérimental) ? Outre une journée sur Terrence Malick à la Cinémathèque suisse, me vient un exemple sur le film Paterson de Jim Jarmush projeté dans une belle salle d’art et d’essai. Pour Paterson, il se trouve que Marius Popescu, lui-même poète et chauffeur de bus, participait passionnément à la table ronde, en se référant à l’œuvre de W.C. Williams. Alors que je n’avais pas spécialement aimé le film la première fois, j’ai été complètement saisi par le fait de le regarder avec une salle bien garnie, très expressive et complice. Le débat était très animé : la poésie est-elle un art ou une pratique ? N’y a-t-il pas une différence entre la poésie du personnage et les séquences de Jarmush ? Cette soirée montrait la qualité d’un événement grand public sur la poésie au cinéma, et il est un peu vain d’espérer ce genre d’émotions seul, chez soi, à regarder un film ou même à lire un recueil. Nous sommes restés à discuter deux heures après la fin du film, de manière passionnée. Beaucoup ne voulaient plus partir. Il se trouve que je vais présenter le mois prochain une conférence sur « le cinéma et la poésie » au premier congrès mondial d’études lyriques de Boston. Le festival est devenu un lieu d’expérimentation, de discussion, qui trouvera des échos dans la recherche internationale. Plus largement, ce genre de soirées, j’en ai connu une dizaine cette année pendant le festival. Une qualité de la programmation devrait garantir ces effets, ce rapport plus collectif à la poésie et assurer aussi la fréquentation à long terme.

F.T. : Quelles idées as-tu déjà pour l’édition 2018 ?
Antonio Rodriguez : Disons que j’ai un petit programme de surprises pour les trois prochaines années. Je crois qu’on va pouvoir penser, partager de manière décontractée, et voir de très belles choses. Le festival n’est pas là pour dire « vive la poésie », « vous savez, les poètes existent encore ». Le festival est là pour arrêter les gens pressés, les gens qui, pris par leurs pensées, oublient où ils vivent, où ils sont ancrés, ce que leur corps peut encore dire. Il est aussi là pour montrer ce qu’est la poésie aujourd’hui, sa force, sa nécessité. Tu l’as vu, il y a beaucoup de dynamisme, et en 2018, encore plus qu’en 2016 ou 2017, la poésie a un rôle crucial à jouer dans nos sociétés déboussolées. Il nous faut célébrer les forces vives et la vivacité par-delà les cloisonnements mortifères. Personnellement, je vais le faire par l’écriture poétique, la théorie et l’animation de l’espace public. C’est un investissement total pour l’idée de la « poésie ». Cette idée-là nous fédère tous, et nous devons lui donner un élan global, qui va articuler la création, la critique, l’enseignement, la recherche. En Suisse, elle implique désormais tout un bassin de population et d’institutions, au centre de l’Europe, avec plusieurs centaines de personnes dans l’organisation. Dans quel but ? Que la poésie soit un acte collectif vivant, puissant, fédérateur, populaire et que nous puissions partager une des plus fines expériences de l’intelligence incarnée.