« Il faut avoir une vision systémique »

Publié le 17 mai 2017 par Soseducation

Jean-Michel Blanquer, ancien DGESCO, est professeur de droit public, président de l’Institut des Amériques (IdA), et directeur général du groupe ESSEC. Il est interrogé par Jean Paul Mongin, délégué général de SOS Éducation.
 

SOS Éducation : Sur un certain nombre de problèmes de gouvernance et d’évaluation du système scolaire, vous montrez, Jean-Michel Blanquer, notamment dans votre livre L’École de la vie, et dans les propositions de réformes que vous avancez dans L’École de demain, que la question éducative est en un certain sens métapolitique…

Jean-Michel Blanquer : L’éducation est la question politique par excellence, dans le sens où elle est la question cruciale d’une société et qu’elle concerne l’homme en tant qu’il est un « animal politique », comme le dit Aristote, donc comme un être qui interagit avec les autres, grandit grâce à cette interaction, cette transmission. J’entends ici une politique de temporalité profonde, de long terme : c’est là que surgit la contradiction avec la politique dans son sens courant. On peut noter, depuis l’après-guerre, une dérive de l’éducation due au fait qu’elle a été trop saisie par la temporalité politique, par les effets d’alternance et de stop-and-go. Alors qu’on sait que les sociétés qui réussissent – comme la France de la IIIe République – sont des sociétés où il y a d’abord la confiance de l’ensemble de la société dans le système éducatif, et non pas la confiance d’une majorité, qui devient ensuite minorité. Un des grands enjeux de l’avenir est d’avoir des politiques publiques basées sur des critères compréhensibles et partageables par tous, faisant progresser l’école et faisant renaître la confiance. Il faudra donc passer par une dépolitisation – il faut dépasser le clivage droite-gauche – puis par une repolitisation, pour faire comprendre que l’éducation est le sujet le plus important.

Cette dépolitisation et cette repolitisation sont-elles possibles en France où, au sein du système éducatif, on observe une concurrence entre deux visions anthropologiques en très forte tension : l’une d’obédience conservatrice – Hannah Arendt dit ainsi que l’école est une structure par nature conservatrice puisqu’elle a vocation à conserver un monde pour pouvoir le transmettre aux générations qui assureront son prolongement – et l’autre émancipatrice – y compris vis-à-vis de l’éducateur qui doit se mettre en retrait ? Comment l’école peut-elle se situer au-delà de ces deux visions, et faire la synthèse des projets qui s’en déduisent ?

Je pense que la clé de l’éducation est justement dans la réconciliation de ces deux dimensions, qui ne sont pas aussi contradictoires qu’elles en ont l’air. Il faut conjuguer un ancrage dans le passé, consubstantiel à l’éducation, et les enjeux de transmission qu’il comporte. Sur la base de cette transmission, on provoque une émancipation, une liberté, qui est par définition une projection dans le futur et donc l’invention de quelque chose qui n’existait pas auparavant. Tout véritable acte éducatif est donc un acte libérateur. C’est la réconciliation de deux anthropologies : l’une, optimiste, rousseauiste, selon laquelle l’homme naît bon mais se trouve corrompu par la société, et l’autre pessimiste, selon laquelle l’homme naît médiocre, voire mauvais, et la société fait ce qu’elle peut pour y remédier.

Cette réconciliation des anthropologies rejoint une nouvelle approche de l’école qu’on doit avoir, notamment, au travers des sciences cognitives. Ces dernières disent que l’homme naît démuni mais rempli de potentiel, et que c’est l’éducation qui va contribuer à révéler ce potentiel, différent d’un individu à l’autre, en permettant de compenser certaines faiblesses et de développer certaines forces. C’est une nouvelle vision de l’homme : l’homme naît avec un potentiel fantastique et c’est l’éducation qui va activer ce potentiel. Je pense que cette anthropologie est celle du XXIe siècle, celle d’une anthropologie fondée sur un optimisme responsable : « optimisme » car c’est la base de l’éducation, et « responsable » car si on ne fait rien, si on manque de colonne vertébrale dans l’approche qu’on a du sujet, le pire peut se passer, et une sorte d’abêtissement général peut se produire.

Cette résolution dialectique par la science n’est pas nouvelle : il y a une sorte de positivisme s’exprimant, d’ailleurs, dans l’expression même de « sciences de l’éducation », qui date du XIXe siècle. Les sciences cognitives apportent-elles réellement quelque chose de nouveau ?

Il ne faut pas, bien entendu, tomber dans le scientisme : les sciences cognitives ne sont pas l’alpha et l’oméga de ce qu’il y a à dire en matière d’éducation et de psychologie. Par ailleurs, elles ne sont qu’au début de leur développement. Mais on ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas, en ce moment, de fabuleux développements dans notre connaissance du cerveau. À côté des grandes révolutions technologiques que tout le monde voit, il y a une révolution scientifique qui se passe et qu’on doit prendre en compte, sans jugement de valeur. Il n’y a pas rien de nouveau sous le soleil : il ne faut pas baser l’éducation uniquement sur les sciences cognitives mais, inversement, il ne faut pas les ignorer.

Sans sombrer dans un positivisme naïf, il faut donc être en lutte contre les risques de post-vérité qui caractérisent notre époque : les risques de fondamentalisme, de réaction obscurantiste, de superficialité médiatique, menacent notre société. Il faut penser notre éducation de manière humble – on ne pourra jamais dire de choses absolues sur l’éducation et tant mieux – et objectivante – on doit tendre vers l’objectivité. Pour cela, j’ai tenté de montrer dans L’École de demain, qu’on pouvait prendre appui sur trois piliers objectivants : la comparaison internationale, plus forte qu’hier, qui peut susciter une émulation mondiale, et qui permet de voir ce qui réussit, ou pas ; la science cognitive ; et enfin l’expérience accumulée par des siècles d’humanité, de la paideia grecque aux vingt dernières années. Il faut également s’intéresser à la dimension scientifique de l’expérience, l’expérimentation, et être capable d’en faire, de les adapter et de les mesurer. Sur ces bases, il peut se dire des choses fondées sur l’éducation et qui dépassent la simple opinion, laquelle souvent caractérise les positions de clivage qui peuvent exister sur le sujet.

Finalement, nous sommes en train de dire que la question la plus essentielle est celle de la construction de protocoles d’évaluation de plus en plus performants, grâce aux apports que vous venez d’évoquer. Ce progrès dans les techniques d’évaluation permet de mettre en œuvre, au sein du système, un principe de subsidiarité, qui entraîne une responsabilisation vertueuse et, de fait, une déconcentration du système éducatif…

Tout à fait, l’évaluation est un des mots-clés, avec la confiance, la liberté et l’évolution du système grâce aux apports des sciences cognitives. L’évaluation ne doit pas déshumaniser le système, bien au contraire. Un des grands sujets de notre temps est : comment notre monde de plus en plus technologique peut-il être de plus en plus humain ? Et comment l’éducation peut-elle y contribuer ? Il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle machinerie éducative, une nouvelle bureaucratie, mais au contraire de libérer les acteurs. Pour développer l’humain en l’homme et en l’enfant, il faut de la liberté et de la responsabilité. Il faut donc garantir l’autonomie des acteurs, qui sont à même de définir des solutions. Il faut ensuite les évaluer, de façon à ce qu’il y ait de la confiance a priori et du contrôle a posteriori, plutôt que l’inverse.

Mais on voit les conséquences que ça aurait concrètement. Demain, si on évolue vers un système où, par exemple, les chefs d’établissement recrutent et évaluent leur équipe pédagogique, il va y avoir des manifestations gigantesques et le système va se retrouver paralysé. Comment rendre ces propositions acceptables ?

Il faut simplement une méthodologie de la réforme : il faut d’abord considérer qu’on ne peut pas tout faire, tout de suite et partout. Plusieurs paradoxes sont à prendre en compte : tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut que ça change et tout le monde est conscient que toute réforme, même minime, peut épuiser le système tant ce dernier est à bout. En outre, la réforme semble possible mais aujourd’hui, beaucoup ne souhaitent pas être concernés par elle. La solution passe d’abord par une bonne mesure de l’état des mentalités sur la question. Je pense qu’un certain nombre d’acteurs, qui étaient auparavant peu enclins à la réforme, peuvent aujourd’hui en devenir les porteurs, tant ils voient qu’on est arrivé au bout du système. Pour commencer en douceur, il faut donner de la liberté à certains territoires, à certaines structures, sur la base du volontariat. Il faut faire réussir des initiatives à moindre échelle, avant de les généraliser.

Si on prend l’exemple de l’établissement autonome, on n’est pas obligé de le faire tout de suite à 100 %. Même en le voulant, de toutes façons, on n’y arriverait pas. Il faut commencer sur une petite base de 5 à 10 % d’établissements volontaires, montrer que c’est un jeu gagnant pour tout le monde, y compris pour les professeurs qui pourront choisir leur lieu de mutation. Par ailleurs, il faut aussi faire saisir qu’il y a des effets de système et que si un élément administratif est modifié, des éléments pédagogiques le seront aussi : si le recrutement des professeurs est modifié, leur formation le sera également, ainsi que le contenu des programmes. Tout se tient : il faut avoir une vision systémique, qui ne soit pas pyramidale et qui fasse confiance aux acteurs.

Cette confiance dans les acteurs pourrait-elle aller jusqu’à la remise en cause du périmètre institutionnel du système, dans le sens de ce qui a été fait en Angleterre, jusqu’à l’émergence d’une offre scolaire autonome, sur le modèle des écoles à charte, qui viendraient répondre à des besoins scolaires locaux, identifiés ?

Cette formule en est une parmi d’autres. Le statut associatif permet déjà, en France, de faire beaucoup de choses. On pourrait accompagner des initiatives dans le futur, dès lors qu’elles sont clairement dans le cadre des objectifs de service public. Sans aller vers des logiques de privatisation, on peut aller vers des logiques de délégation, qui permettent d’accomplir mieux le service public en responsabilisant davantage des acteurs. On pourrait avoir des circonscriptions scolaires rendant solidaires les établissements entre eux – c’est mon idée de réseaux d’établissements, qui n’auraient pas forcément le même statut et qui pourraient se compléter.

Avec la loi LRU, une forme d’autonomisation des établissements supérieurs a été mise en œuvre. Quel bilan en tirez-vous et peut-on s’en inspirer pour la réforme du système éducatif primaire et secondaire ?

La loi LRU a indiscutablement fait bouger les lignes. Comme toujours, il y a des choses positives et négatives mais, à mon sens, le positif l’emporte : ça a libéré des énergies, ça a permis une évolution du paysage des universités françaises, avec quelques effets pervers, cependant, sur le plan de la gouvernance économique de certains établissements. Mais cette loi a permis des innovations et a permis à la France d’envisager, dans les dix prochaines années, de retrouver un certain rang dans l’enseignement supérieur international.

Les problématiques sont un peu différentes pour les questions scolaires – il n’y a pas, par exemple, les enjeux de la recherche ou ceux de l’internationalisation – mais il y a des leçons à en tirer concernant l’autonomie, qui doit être accentuée pour permettre de prendre des décisions, tout en évitant ses effets insécurisants.