Ernest Breleur : conquérir ma singularité

Publié le 30 mai 2017 par Aicasc @aica_sc

 

 

Ernest Breleur
Corps d’artistes- 2008
Photo Robert Charlotte

A la suite de la visite  en Martinique, au mois de mars dernier, de Tatiana Flores,  commissaire général,  l’installation Corps d’artistes d’Ernest Breleur participera en septembre prochain à l’exposition RelationalUndercurrents: Contemporary Art of the Caribbean Archipelago au musée d’art latino –américain MOLAA de Californie. RelationalUndercurrents: Contemporary Art of the Caribbean Archipelago circulera dans quatre autres musées des Etats – Unis, à New- York, à Miami, à Portland dans le Maine et dans le Delaware.

A cette occasion, Ernest Breleur a bien voulu répondre à quelques questions : après un premier entretien sur sa démarche artistique, son positionnement d’artiste dans la Caraïbe et dans le monde,  l’impact des évènements internationaux, voilà le second volet qui aborde plus particulièrement l’exploration plastique du matériau radiographique.

Enest Breleur
1991

 Après une intense période consacrée à la peinture, Mythologie de la lune, Série des Christ, Série des Tombeaux, Série Noire, Série Grise, Série Blanche, Ernest Breleur explore, à partir des années quatre – vingt dix,  un matériau plastique inusité, le cliché radiographique.  « J’ai rompu avec la peinture car je n’arrivais pas à trouver ma singularité d’artiste et ma propre écriture. Je suis passé à un autre médium. » Il est quasiment impossible de rendre compte de la richesse et de la complexité de presque trente ans de création. Néanmoins, voici quelques repères susceptibles de guider chacun vers une compréhension approfondie de cette démarche singulière.

https://aica-sc.net/2013/04/01/peintures-dernest-breleur-a-lhabitation-saint-etienne/

https://aica-sc.net/2017/04/12/ernest-breleur-remettre-lart-en-question/

 Comment se joue le dialogue entre les clichés radiographiques et les gommettes de papier blanc?

Au début de l’exploration je traçais sur les clichés radiographiques des signes et des corps au pastel. La jonction des plaques se faisait par l’inscription de petits plus, de petits moins appartenant au langage des mathématiques  quelques fois fantaisistes.  Très rapidement l’idée de suture a fait irruption dans mon travail, comme une  évidente métaphore  s’agissant de corps.  L’interrogation de ce nouveau médium va m’obliger à interroger et  approfondir ce concept opératoire. Suture et couture participent du  langage chirurgical. Les « sutures » blanches et parfois colorées vont rythmer les grandes surfaces radiographiques, créant une sorte de parcours géographique sur les plaques radiographiques tandis que les clichés   génèrent  un parcours vertical pour évoquer une géologie puisqu’ ici l’acte photographique traverse le corps pour révéler les structures osseuses et les traces d’organes sans souci poétique ou artistique.

Ernest Breleur-1992

Mon approche empirique de la création me permet d’observer et d’utiliser les opacités et les transparences pour opérer mon geste d’artiste. C’est dans l’entre- deux ou encore lors de  la rencontre de l’opaque et du transparent, que je conduis ma création. C’est de là que surgissent les figures énigmatiques que j’élabore.  Les tracés ou dessins mettent à jour l’assemblage des gommettes et me permettent la  reconstitution d’un être symbolique.

ERnest Breleur-1992

Je suis conscient de participer à un jeu de rôle, celui du chirurgien, du « démiurge » qui a conçu son atelier comme une salle d’opération. La table de travail  est surplombée d’un scialytique avec toutes ses lampes;  je suis équipé  d’outils, de gants, de pinces de chirurgien et même de seringues.

Quelles sont les différentes étapes de ce processus complexe ?

Ce travail sur les grands ensembles de plaques sont d’une complexité certaine. La première étape  consiste à élaborer le premier tableau constitué uniquement  de clichés  et la deuxième étape fait apparaître  des dessins réalisés avec les gommettes blanches ou colorées.

Ernest Breleur- 1994

Vers 1994, le dessin avec les signes  se complexifie, dominé par des figures abstraites. Il y a parfois une massification des gommettes pour créer une écriture qui structure l’ensemble. Il n’y a pas de schéma préconçu, mes interventions se précisent au fur et à mesure de l’élaboration de l’œuvre. Le clair et l’opaque jouent toujours un rôle déterminant dans la composition et suscite le dessin de  gommettes du premier plan. L’aspect médical du support passe progressivement au second plan pour laisser la première place au travail plastique qui opère une mutation vers un ensemble sensible et poétique.

Mon opération « chirurgicale » consiste à incorporer ou dessiner à l’aide de gommettes sur le premier tableau radiographique des figures plastiques et énigmatiques. L’œuvre est composée par la rencontre des deux tableaux. Le premier fait de rayon x et le second de  gommettes. Le second est déterminant puisque apparait le tableau  poétique et sensible qui supplante le tableau froid et scientifique composé d’un assemblage  de radiographies.

Dès l’instant ou le poétique s’inscrit sur le tableau radiographique il y va d’une double confrontation.

Le tableau sensible fait de gommettes se superpose au tableau fait de rayon X, il se produit là sous mes yeux une tension qui met en évidence une réelle dialectique entre l’expression scientifique et l’expression sensible. C’est bien dans cette opposition que se joue le sort de l’œuvre.

Cette première série  minimale a donné lieu à deux expositions collectives, à la Galerie Nexus  lors du National Black  d’Atlanta  et à la  Biennale de Sao Paulo en 1996.

Qu’est ce qui provoque le glissement d’une série à une autre ?

A partir des années 1994, le dessin des gommettes,   signes abstraits,  perd de sa superbe;   il va s’étoffer et  aller vers une massification, une prolifération, pour donner naissance à des formes plus complexes et très élaborées. Mon action  est plus libre dans l’élaboration des nouvelles figures. Il n’y a jamais de schéma pré conçu, la relation entre clair et obscur des radiographies va guider mon geste. L’apposition des gommettes doit s’effectuer jusqu’à rendre secondaire le tableau fait de rayons. Cette mutation est déterminante, c’est le moment du surgissement de l’œuvre.

Ernest Breleur
collages radiographies,gommettes, spray- 1997

L’ enrichissement  des dessins a évolué  progressivement pour accéder à davantage de liberté et à l’urgence d’une  poétique.

Commence à apparaitre les formes ovoïdes qui pourrait évoquer des visages anonymes, peut être des incertains…A partir de cet instant surgit  la notion de portraits anonymes ou encore la notion de portraits résiduels. Ces portraits sont avant tout poétiques et  vont être les prémisses de la série portraits inachevés et de la série portraits sans visage.

Ernest Breleur- 1997

Cette interrogation sur le retrait du visage dans le portrait va me conduire à la réalisation de l’immense pièce Mémorial monde composé de 200 portraits sans visage et de 200 textes d’écrivains de différents continents.

Mémorial monde ( 2008)  lors de Kreyol Factory
Photo Steeve Bauras

Après l’illusion du volume, tu abandonnes la planéité pour aborder le volume réel …

Cette oeuvre (voir ci-dessous) qui date de l’année 1998 a été exposée lors ma deuxième participation à la biennale de São Paulo. Je la considère comme un bas relief.  Le relief est indiqué par des pliures qui apparaissent sous la forme de protubérances parcourues de signes aléatoires sur la totalité de l’œuvre. C’est véritablement l’abandon du plan et du motif abstrait. Il y a quelque choses de lyrique, l’apparition d’un miroitement, un chatoiement    cinétique. La radiographie se « retire » au profit de signes colorés  qui estompent un certain pathos.

Ernest Breleur-1998

Ernest Breleur-1998

Une autre  œuvre, composée de quatre faces de la même période que la précédente, a été la plus importante de mes trois œuvres  présentées lors de ma deuxième participation à la Biennale de São Paulo .  Elle est d’une certaine complexité, et très spectaculaire. Sur cette image on peut mesurer l’échelle de cette création. Je commence à me poser là la question du rapport du corps de l’artiste au regard de l’échelle de l’œuvre, de même que celui du rapport du regardeur face à l’œuvre.   Cette démesure que j’introduis dans ma pratique me renvoie à Edouard  Glissant, quand il dit que c’est dans la démesure  que l’on trouve la mesure. Quand on se trouve en face de cette pièce, l’œil parcourt un cône à l’envers jusqu’à sont ultime pointe. L’œil parcourt un tourbillon de signes.

On note une évolution importante avec l’introduction de la photographie dans tes dispositifs radiographiques…

L’exploration, la découpe du matériau se poursuit et me permet d’aborder la question du volume, de silhouettes anthropomorphes; de « corps »  fait par assemblage de lamelles de rayons X. Je pourrais citer pour l’occasion Corps perdus ou encore Reconstitution d’une tribu perdue . Deux œuvres monumentales qui interrogent l’histoire des humanités.

[#Beginning of Shooting Data Section]
Nikon D100
2003/09/05 13:11:52.1
JPEG (8 bits) Normale
Taille de l’image: Grande (3008 x 2000)
Objectif: 50mm f/1.8
Focale: 50mm
Mode d’exposition: Priorité ouverture
Mode de mesure: Multizones
1.80 sec – f/8
Correction d’exposition: 0 IL
Sensibilité: ISO 200
Balance des blancs: Flash +2
Mode de AF: AF-S
Compensation des tons: Normale
Mode flash: Non joint
Mode couleur: Mode II (RVB Adobe)
Réglage des teintes: +3°
Netteté Image: Elevée
Réduction du bruit: Désactivé
Légende image:
[#End of Shooting Data Section]

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Ernest Breleur – 2003

Ernest Breleur, Reconstitution d’une tribu perdue – 2003

Mon œuvre sculpturale consiste en  une destruction des plaques radiographiques, un mélange de provenances  d’identités osseuses différentes, rassemblées pour donner le corps artistique d’un « être » au monde. C’est durant cette période que je vais introduire des éléments photographiques dans mes œuvres (fragments de l’extérieur du corps, en particulier, des yeux, bouches, sexes; fragments de peau).

Ici le dehors du corps rejoint le dedans.

A quel moment abandonnes tu les gommettes au profit des agrafes?

L’agrafe dans mon contexte de création est une métaphore de la couture, comme elle est aussi une métaphore de la suture. Les signes  au pastel du début comme les gommettes n’ont jamais été fonctionnels, mais allaient au-delà de l’apparence du relier, ils  devenaient motifs, myriade de signes poétisés.

 Les agrafes vont apparaître lorsque je commence à construire les sculptures en rond de bosse. Je construis  mes formes sculpturale en comptant sur l’intelligence de la matière plastique, c’est son élasticité qui produit la forme, l’ agrafe de par sa solidité impose un accrochage entre chacune des lamelles qui sont en extension. Leur organisation sur les bords des surfaces découpées font l’objet d’une recherche plastique. Elles deviennent des dentelles métalliques qui viennent transpercer non sans violence le gélatineux de la radiographie.

Qu’est – ce qui différencie les séries des portraits : portraits inachevés, portraits sans visage?

Les séries des portraits inachevés, à certainement trouvé son origine dans la série portraits de jeunes filles : Portrait d’une jeune fille qui rêve d’avoir un petit chien avec une tête de lune, Portrait d’une jeune fille qui rêve d’avoir dans ses bras le roi des oiseaux.

Ernest Breleur
Portraits inachevés – 2005

Ernest Breleur
Portrait sans visage-2008

 Il y a plusieurs séries distinctes. Tout d’abord, les portraits inachevés se construisent  sur l’intégration,  l’idée de l’image résiduelle . Une image résiduelle est de mon point de vue  une image floue qui a perdu son contour et que le temps à presque tout effacée ou brouillée.  Il s’est produit dans le cerveau une dilution.  Les portraits sans visage sont issus de cette réflexion. Les portraits sans visage se situent dans une démarche plus radicale, ils montrent l’impossible présence dans l’absence. Ils montrent le retrait de ce qui fait la présence de l’être dans le visage.

L’intervention de la lumière colorée vient modifier la perception de l’oeuvre…

Cette série qui date de l’année 2008 est l’aboutissement de l’inscription de la couleur dans mon travail plastique. J’avais commencé par introduire des images colorées mais aussi des photographies colorées par un procédé chimique. A partir de 2008 une révolution radicale va modifier ma perception : l’introduction de la lumière colorée dans mes sculptures.

Ernest Breleur-2008

Il se dégage  une certaine féérie en même temps qu’une intense gravité. L’introduction de rope-light et de Leds va être déterminant quand à mes questionnements futurs. Cette avancée va signer la fin de l’aventure et  la fin de l’exploration du médium radiographique. C’est bien dans cette ultime questionnement  que l’idée du Vivant trouve ses premières résonances en moi.

Ta toute dernière exposition personnelle révèle  un total renouvellement de ta pratique ?

Ma dernière exposition intitulé le Vivant passage par le féminin est plus qu’une synthèse formelle, mais une nouvelle modalité dans mon approche de la sculpture contemporaine.  Une distance avec ce qu’il y avait de plus conventionnel dans ma pratique. Je vais dès lors abandonner l’utilisation de la récupération pour assembler et transformer des objets neufs, et enfin les engager dans une poétique nouvelle. Dès lors j’envisage la suspension tout autrement. Le reflet, le miroitement, le translucide, le transparent sont des notions  qui font partie de ma réflexion. Le féminin est centre de cette œuvre nouvelle.

Ernest Breleur,  Le vivant passage par le féminin- 2015

Il s’agit  dans cette exploration nouvelle certes d’aborder de manière interrogative le vivant, non pas d’un point de vue rationnel mais dans une vision poétique qui me libère sur le plan formel.

Ernest Breleur
Le vivant passage par le féminin
Fondation Clément
2016

Ces œuvres récentes stimulent de nouvelles relations avec celui qui déambule dans le lieu de l’exposition :    le tactile, l’ouïe et même l’olfactif deviennent nécessaires à celui qui déambule pour faire une expérience esthétique totale.

 

Entretien avec Dominique Brebion

avril 2017

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