Derain, Balthus, Giacometti. Le corps en partage

Par Balndorn

La Phalène, Balthus
Trois grands noms des arts plastiques du premier XXe siècle se retrouvent au Musée d’Art Moderne : Derain, Balthus et Giacometti. L’exposition qui leur rend hommage met à jour les jeux de comparaison et de reprises qui circulent entre ces artistes, ainsi qu’un intérêt commun pour un objet malmené au cours de cette période : les corps.
Derain ou les vibrations du noir
André Derain fait figure de maître pour Balthus et Giacometti. Solaires, hédonistes, les toiles de sa seconde période se démarquent de sa période fauve en proposant un retour à la chair, à la fois idéale et concrète, à travers le prisme de l’art antique.Les corps qu’il peint semblent des funambules, à l’image de ses Arlequin et Pierrot, dont le caractère joueur masque à peine leur équilibre en suspens, leur rigidité presque académique qui confère à l’œuvre une touche mélancolique. Son style se nourrit de contrastes vifs entre l’arrière-plan et les figures. Les oranges de la Nature morte aux oranges et les femmes nues de La Clairière baignent dans une même noirceur, de laquelle elles se détachent et palpitent intensément. Chez Derain, les lignes noires cerclent les corps, les rendent plus lourds et charnels, et donne son épaisseur aux toiles.La Clairièreporte un autre titre, évocateur de l’ambition de Derain dans sa seconde période : Le Déjeuner sur l’herbe. Reprenant le titre du fameux tableau de Manet, ses femmes nues mais n’en gardant pas l’aspect provocateur, le peintre fait du tableau un emblème de sa quête hédoniste : dans un décor dépourvu d’hommes, un couple de femmes irradie de plaisir en se délectant de fruits à la chair pulpeuse. Mais, la Seconde Guerre mondiale arrivant, le noir chez Derain prend une signification plus tragique. La très belle Grande bacchanale noire, dont le MAM a récemment fait acquisition, détonne au milieu des toiles de Derain : quoique nues, les femmes ne paraissent pas s’épanouir dans un décor de noir opaque. Celui-ci ne met pas en valeur leur corps : il les exhibe, comme les proies qu’il s’apprête à dévorer. La Grande bacchanale noire, André Derain
Balthus, entre rêve et angoisse
Si Balthus a, dans sa première période, emprunté à Derain son style contrasté – comme dans sa nature morte Le Goûter, au trait nerveux –, il s’en écarte résolument à partir des années 1950-1960, une fois le maître mort. Son style évolue alors vers des tons post-impressionnistes, où des couleurs fades rognent les lignes, trouent de lumières l’espace de la peinture, ouvrent des béances vers le rêve. Dans des intérieurs bourgeois, tels Le Salon II et La Phalène, les corps, essentiellement féminins, s’immobilisent, et leur unité vacille dans l’état de suspens général de la toile ; et, à l’instar de la phalène voletante qui donne son titre à la toile, une touche de lumière pâle entrouvre une fenêtre où s’engouffre l’onirisme.Mais le rêve a son envers, et l’onirisme ses cauchemars. L’état de suspension dans lequel baignent les toiles de Balthus engendre aussi bien la poésie que l’angoisse. Les personnages aux traits mangés par les couleurs des Joueurs de carteset de La Rue ont une immobilité qui dérange ; étrangers entre eux, ils renvoient le spectateur à sa position de voyeur, et font de sa vision un miroir délétère des relations humaines.Quant à la fenêtre, elle ouvre vers des espaces mystérieux, dont on ne connaît pas toujours la signification. La dernière toile de l’exposition, Le Peintre et son modèle, surprend par sa composition : au lieu de regarder son modèle, le vieux peintre se détourne vers la fenêtre. Par elle s’immisce un brin d’étrangeté, qui vient rayer de son grain la surface lisse de la scène.
Giacometti : creuser les matières
Giacometti a un style beaucoup plus radical que les deux autres artistes. S’il emprunte à Derain nombre de ses figures de terre cuite et de bronze – tel Le Grand Visage, dont il tire une Femme-cuillèreet une Femme qui marche – il se démarque du maître par son souci d’évider la matière. Au contraire de Derain, Giacometti sculpte des béances dans les corps, reflet de sa conception tragique de l’existence humaine.Ses figures des années 30 ne cessaient de s’interroger : L’Objet invisible, silhouette féminine aux traits épurés, inspirés des « arts primitifs », questionne son rapport à la matière, chose visible et invisible qui échappe à ses mains. Ses toiles se montraient encore plus austères : le visage d’Aïka se constitue de lignes noires et grises au caractère volontairement brouillon. Pourtant, de ce magma de traits aux couleurs effacées émerge une poésie, née de la subjectivité pessimiste de l’auteur : ainsi des poignants Lac de Sils et La Montagne.Les dernières salles de l’exposition mettent en scène les sculptures les plus connues de l’artiste italien, dont L’Homme qui marche II. Émaciées, évidées de toute matière, interdites de corps, ces minces silhouettes anthropomorphes glacent le regard. Elles restent immobiles, symboles de l’impuissance humaine (La Forêt, La Cage), ou bien avancent, incertaines, vers une destination qui leur échappe (L’Homme qui chavire). Chez Giacometti, l’existence est absurde – pareille au théâtre homonyme, dont il partagea l’aventure, aux côtés de Beckett, pour les décors d’En attendant Godot – et le corps, loin de la jouissance de Derain, de l’ambiguïté de Balthus, porte avec lui la marque de notre mortalité.L'Homme qui marche II, Alberto Giacometti
Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique, au Musée d’Art Moderne jusqu’au 29 octobre 2017Maxime