Jeanne (4)

Publié le 26 juin 2008 par Zoridae
A douze ans elle avait un corps d’adulte. Ses courtes jambes s’étaient carrossées d’une belle graisse blanche. Un duvet parsemait son visage austère, lui donnant l’air appétissant d’une pêche un peu verte. Sa taille encore délicate et sa poitrine sèche titillaient l’attention des hommes. De loin, l’or du soleil couchant l'englobant comme le cadre d’un tableau dont elle aurait été la figure, ou, marchant sur un quelconque chemin qui craquait sous ses pas, elle ressemblait à ces vapeurs tremblotantes qui s’élèvent près d’un cours d’eau, après une sieste.
Il semblait qu’elle allait s’enfuir d’un battement de cil ou vous hanter à jamais.
Elle aurait pu être aimable pourtant.
Elle souriait volontiers lorsqu’on lui pinçait les joues. Elle aimait travailler et travaillait vite. Ses sept frères trouvaient en elle une suppléante pratique à leur mère accablée. Elle leur coupait les cheveux et les rasait le dimanche, elle cirait leurs chaussures et lavait leur linge. Elle les servait à table. Le dimanche, elle les regardait partir sur la grande route en direction du village où ils buvaient jusqu’à l’aube.
En grandissant, Jeanne se découvrit une passion pour les animaux.
Les poules se laissaient caresser en picorant de jeunes grains de blé verts et des miettes de pain perdus entre les plis de sa paume creusée. Jeanne lissait leurs plumes du bout des doigts, tapotaient leurs flancs et touchait doucement leurs pattes dont le contact sec, la rugosité craquelée l’étonnaient toujours. Parfois, l’épiderme de leurs griffes, semblable à des écailles de poisson, se soulevait et éraflait à peine la pulpe de ses doigts. Jeanne pensait aux morceaux de bois que l’un de ses frères, Théodore, taillait avec un couteau pour les transformer en figurines grotesques.
Assis, tard le soir, devant la cheminée, il enroulait autour de son couteau les lamelles d’écorces ; elles finissaient par se rompre et flottaient jusqu’au sol. Le raclement répétitif du coutelas sur le bois irritait le père qui toussait pour le couvrir et remuait sur sa chaise, lâchant de temps en temps un mot tel un pet, agressif et nauséabond. De toutes façons, les gestes de Théodore attiraient les regards et la famille n’avait rien d’autre à faire.
Il procédait toujours de la même manière. D’abord, il épluchait le bois pour lui donner un aspect uniforme. Alors il approfondissait le rondin en deux endroits. Celui du haut devenait le cou. Celui, du milieu, moins creusé, la taille.
De temps en temps, une voix s’élevait, pour commenter la tournure que prenait le personnage.
« Ça, disait un frère, on dirait bien la bedaine de Firmin.
- Non, regarde, il est court sur pattes, c’est Emile, plutôt, répondait Honoré. »
Jeanne pensait que Théodore se servait de ces remarques pour nommer l’objet qu’il avait taillé sans idée préconçue : si son couteau dérapait et rognait le ventre d’Emile, alors on croirait qu’il avait choisi de sculpter Antonin, l’efflanqué.
Elle était la seule qui ne s’émerveillait pas de ses prodiges artistiques. Dubitative, elle ne disait pas un mot lorsque les autres s’étonnaient que Théodore ait choisi de sculpter pour la troisième fois Antonin. Jeanne avait vu le couteau déraper plusieurs fois, ôter des joues, creuser le ventre et elle avait deviné le subterfuge qu’utiliserait « l’artiste » : `
« Je n’étais pas content de ce que j’en avais fait la première fois, avouerait-il en se rengorgeant, je refais l’Antonin.»
La mère le regarderait en penchant la tête de côté ; le père ferait grincer sa chaise quelques fois. Puis, il balancerait quelques mots à sa manière heurtée, le souffle court :
« Bon, ben moi, tout ce perfectionnisme, ça n’est plus de mon âge. Je vais me coucher. »
C’était, dans son esprit, à n'en pas douter, un véritable compliment.