Le marxisme et l'art. 8/ De Rousseau à Baudelaire. Par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

[ Nous poursuivons la publication du chapitre "Le marxisme et l'art" du livre de Roger Garaudy "Marxisme du 20e siècle".]

James PICHETTE, Joie méditerranéenne, 1956

La réflexion marxiste en esthétique permet ainsi d'intégrer, en la démystifiant, en ladésaliénant de ses variations romantiques ou mystiques, les recherches les plus précieuses de l'esthétique depuis un siècle et demi. La conception moderne de l'art est née de l'affirmation de l'autonomie de l'homme : l'art n'est pas imitation mais création. Un certain romantisme a dévoyé cette idée en effaçant les frontières entre le moi et le non-moi, entre le rêve et la réalité. Mais ce n'est qu'un aspect du romantisme. Pour schématiser sommairement nous dirons que l 'on peut trouver chez Rousseau l'ancêtre de deux courants du romantisme : — l'un se rattachant aux Rêveries d'un promeneur
solitaire
qui se développera dans le sens
d'un « idéalisme magique » dont Novalis sera le représentant le plus typique, et qui vivra du rêve d'une communion mystique avec la nature ; — l'autre se rattachant au Contrat social, partant de l'acte de l'homme construisant sa culture et son « autonomie » dans le monde naturel comme dans le monde social. De ce courant dérive la conception contemporaine de l'art à travers Rousseau, la Révolution française, et la philosophie classique allemande de Kant, de Fichte et de Hegel, dont Marx a pu dire qu'elle était « l a théorie allemande de la Révolution française ». Le point de départ, ici encore, est Fichte. Dans ses Contributions destinées à rectifier le jugement du "public sur la Révolution française, qu'il publie en 1793, pendant la grande période robespierriste, Fichte applique à la justification de la Révolution la méthode et les critères de la philosophie de Kant afin de légitimer le passage de la théorie à la pratique : Fichte identifie la « révolution copernicienne », opérée par Kant dans la théorie de l a connaissance et créant un univers nouveau de vérité à partir de l'acte libre et autonome de la pensée, et la Révolution réalisée en France, instituant un droit nouveau par lequel est reconnu au citoyen l'initiative historique et la liberté de n'obéir qu'aux lois qu'il s'est lui-même données ou auxquelles il a consenti. Cette identification par laquelle se fonde le primat de la pratique, de l'action, constituera l'âme du système de Fichte. Ce que Fichte appelle « le moi pur », c'est ce qui, en moi, parle et agit au nom de l'humanité tout entière. L'acte créateur de l'artiste en fournit le modèle : « les arts, écrit-il dans son Système moral, convertissent le point de vue transcendantal en point de vue commun ». Gcethe développe cette conception de l'art-création dans sa Critique des Essais sur la peinture d e Diderot : « La confusion de la nature et de l'art, écrit Gcethe, est la maladie de notre siècle... l'artiste doit, dans la nature, fonder son propre royaume....créer à partir d'elle une seconde nature. » Cette conception de l'art, qui est à l'origine de toute l'esthétique moderne, gagne, au début du XIXe siècle, la France. Le passage, comme l’a souligné M. Gilson, s'effectue avec Madame de Staël. Elle a d'abord dégagé l'orientation fondamentale de l'idéalisme allemand:
« Nul philosophe, avant Fichte, écrit-elle,
n'avait poussé le système de l'idéalisme à une rigueur aussi scientifique : il fait de l'activité de l'âme l'univers entier... c'est d'après ce système qu'il a été soupçonné d'incrédulité; On lui entendait dire que, dans la leçon suivante, il allait créer Dieu... c'est qu'il allait montrer comment l'idée de la divinité naissait et se développait dans l'âme de l'homme. » (De l'Allemagne, III epartie, chap. 7 ) . Puis elle a tiré les conséquences esthétiques de cette conception : « Les Allemands ne considèrent point, ainsi qu'on le fait d'ordinaire, l'imitation de la nature comme le principal objet de l'art... leur théorie poétique est, à cet égard, tout à fait d'accord avec leur philosophie. » (ibid.) La conception de l'art-création était née. Delacroix va la reprendre avec plus de force en l'empruntant explicitement à « Madame de Staël » : « Je retrouve justement dans « Madame de Staëlle développement de mon idée sur la peinture », écrit-il dans son Journal, le 26 janvier 1824. Lorsqu'il développera systématiquement sa pensée dans son article fondamental Réalisme et Idéalisme,
il reprendra à son compte, en les recopiant
sans guillemets, les thèses maîtresses de Madame de Staël sur la philosophie et l'esthétique allemandes, sur le réalisme et sur le rôle moral de l'art : — l'art n'est pas imitation mats création ; — "l'art doit élever l'âme et non pas l'endoctriner". A partir de l'oeuvre de Delacroix et de ses entretiens
avec lui, Baudelaire posera les fondements
de toute l'esthétique moderne en reprenant d'ailleurs la thèse maîtresse de Goethe, celle de la création, par l'artiste, d'une « seconde nature ». C'est un lieu commun de l'histoire de l’art contemporain de constater l'élargissement de l'horizon artistique, dans le temps et dans l'espace» depuis un siècle, et l'attention grandissante portée par les artistes, par les plasticiens surtout, aux arts non-occidentaux : aux estampes japonaises, par les impressionnistes et surtout par Van Gogh, aux arts de l'Indonésie et du Pacifique par Gauguin, à l'art musulman et persan par Matisse ou Paul Klee, aux arts de l'Amérique précolombienne, de l'Afrique noire, de l'Asie, de l'Océanie, par les surréalistes, par les cubistes, par Léger et par Picasso surtout. Mais les interprétations de ce fait incontestable semblent n'avoir pas encore dégagé sa signification profonde. On l'explique souvent par un simple besoin d'évasion ou de révolte, comme une démarche simplement négative : le désir d'échapper à une tradition. L'on ajoute parfois qu'à partir du moment où ils répudient l'idée que l'art grec classique et l'art de la Renaissance pussent seuls fournir un critère de la beauté, les artistes s'engageant sur des voies nouvelles cherchaient une caution ou une confirmation de leurs entreprises dans d'autres traditions, soit dans le temps, en remontant de l'art roman à l'art byzantin ou à celui de Sumer, soit dans l'espace en se référant aux arts non-occidentaux. Sans doute ces préoccupations ne sont-elles point absentes des recherches, de nos peintres contemporains, mais ce n'est là qu'un aspect second.  

James PICHETTE, Hommage à Kenny Clarke, 1962


Roger Garaudy Extrait de "Marxisme du 20e siècle".
Les illustrations sont extraites de "La peinture abstraite et l'oeuvre de James Pichette", R. Garaudy, Arted, Paris, 1969 (LIVRE A ACHETER ICI)

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