Juan Villoro : A l’écoute du monde

Publié le 24 juillet 2017 par Les Lettres Françaises

Nous avons proposé, dans les deux dernières livraisons des Lettres Françaises, deux courtes nouvelles de l’écrivain, journaliste et traducteur mexicain Juan Villoro. Voici, ici, un troisième et dernier texte qui fait en quelque sorte écho aux deux autres et montre une fois de plus le talent de l’auteur de Récif, Conférence sur la pluie, le Livre sauvage, Mariachi, Les jeux sont faits, tous titres disponibles en français. Un auteur qui n’a pas son pareil pour croquer en quelques lignes des personnages surprenants, voire inquiétants, avec une ironie légère et toujours bienveillante. Voici donc une dernière nouvelle de Juan Villoro, aussi étrange que les deux précédentes et également traduite par nos soins.

Marc Sagaert et Alba-Marina Escalòn


Juan Villoro

A l’écoute du monde

À Ariel Guzik

De l’improbable enfance d’A. je me rappelle d’étranges habiletés – un tour de passe-passe pour sortir d’une pièce fermée à clef, des dessins d’une grande précision, la construction d’un jouet atroce. Après plus de trente ans d’amitié intermittente, il m’invita chez lui. Nous avons cherché des souvenirs lointains et ma mémoire devança la sienne parce que j’avais été son témoin; il avait du mal à prendre de la distance; toujours occupé à quelque chose, comme à présent, à servir du fromage de chèvre et une salade difficile à classer.

Depuis plus de dix ans déjà, A. habitait le dernier étage d’un bâtiment au bord d’un ravin. Les journées se poursuivaient pendant la nuit, indéfiniment. À l’aube, entourée de brume et de pollution, sa fenêtre ressemblait à un phare égaré. Je savais vaguement que durant ses insomnies, mon ami s’adonnait à l’électronique, à la lutherie, au magnétisme. Un beau jour, il mentionna son « instrument » (ou avait-il dit « machine » ?) et au cours des dernières années, sa voix ténue commença à parler d’« elle ». La seule preuve d’un certain progrès dans ses recherches semblait être la familiarité avec laquelle il traitait son invention. Je ne vis jamais ce qu’il y avait sur sa terrasse, et j’avoue que je commençais à souhaiter qu’il se consacre à autre chose. Il y a quelque chose de rassurant dans l’échec; il nous libère, une bonne fois pour toutes, de la singularité et de ses lumières; il nous ramène à la discrète quantité du reste. Je parle pour moi, pas pour lui (ses efforts constants, la combinaison de connaissances tous azimuts, sont devenus des traits de son caractère).

Jusqu’à ce soir-là, où il servit du fromage et bien trop de variétés de laitues, je m’attendais à ce qu’il m’avoue sa déception: « Je n’ai pas réussi », une courte phrase qui le restituerait à l’impuissance des gens normaux. J’imaginai son atelier presque vide, sans autre décoration qu’une table de ping-pong. Mais ce fut l’inverse. A. avait dans la poche de sa chemise des graines de cardamome ; il en porta une poignée à sa bouche et dit : « J’ai fini; montons. »

Les dernières marches étaient aussi étroites que celles d’une pyramide. Je trébuchai, je faillis tomber, je me retins à un meuble rempli de boutons et de câbles alarmants. Devant ces formes qui ne ressemblaient à rien – le châssis en fer, les cordes tendues, le panneau à cristaux de quartz – je me remis à penser aux vertus de l’échec. Il était perturbant de voir fonctionner tous ces éléments dissemblables. Puis, j’imaginai quelque chose de plus grave : peut-être A. avait-il été dévoré par la logique de son appareil et présenterait-il des fonctionnements impossibles à partager avec les autres.

Je savais, par ce qu’il m’en avait dit auparavant, que l’instrument cherchait à capter les sons ambiants pour les transformer en musique. Je ne fus pas étonné de voir qu’A. avait placé des micros dans le ravin, tout près d’une rivière asséchée, pour récupérer les bruits des alentours. Je le vis activer des boutons (moins nombreux que ceux que ma naïveté attendait). Les cordes revêtues de cuivre, de zinc, de nickel et d’argent vibrèrent d’une façon à peine perceptible: un bourdonnement d’insectes. Puis on entendit une gamme. « C’est un chien », expliqua A. J’entendis un aboiement au loin. Le prodige frôlait l’absurde: en dix ans, A. avait réussi à transformer un chien en musique.

« Attends », mon ami sembla percevoir mon hésitation : « Les chiens se rassemblent. » Ils avaient perçu l’écho de leurs aboiements dans la machine et à présent, lui répondaient. Grâce aux écouteurs, j’avais l’ouïe aussi fine qu’eux. « Maintenant je vais te mettre ce qu’elle entend » : les sons s’inversèrent comme en miroir. C’est ridicule de décrire les sons par des images, mais moi je cherchais à m’accrocher, je ne voulais pas céder à cette dangereuse abstraction: « ce qu’elle entend… »

Une rafale secoua les cordes. « Un camion », dit A. Ce mot me sauva du vertige. Je me concentrai sur les objets et les animaux qui produisaient des gammes. Une voiture. Un lapin. Un serpent dans le vallon. Je pensai à l’étonnement des premières notes d’une mélodie. Cet agencement soudain avait sans doute été un lapin, un cactus, un ruisseau, une forme du monde.

Avec sérénité, j’acceptai que cette musique qui rentrait dans mes oreilles soit faite de plats, de raquettes, de balais, de chaussures dispersées, ces objets virtuels donnaient un sens aux accords. Peu à peu, la machine se mit à élargir son champ d’action. À présent, les stimulations sonores ne venaient pas seulement de choses évidentes. Que produisait ce crépitement dans le fond, lorsque rien ne bougeait ? Les gaz qui flottent dans l’éther depuis l’explosion originelle ? L’invisible produisait des bruits, minutieusement. Je compris que les formes qui me semblaient « concrètes » étaient de simples taches dans une harmonie de base, je pressentis (et le verbe me trahit) un monde inanimé qui s’écoutait lui-même. La particularité de cette musique était l’absence de régularité, comme s’il n’y avait pas de dessein dans les sons, ou comme si leur dessein était le chaos. La machine nous transportait à une forme de connaissance bouleversante : je me demandai comment serait un esprit pour lequel tout cela était dans l’ordre des choses.

Par chance, les expériences d’A. avaient toujours eu une tournure comique. Juste au moment où je m’abîmais dans d’impossibles réflexions, il me proposa d’écouter des melons. Au point où nous en étions, il me sembla normal d’écouter le rythme régulier des fruits. « Les cucurbitacées neutralisent les soubresauts de l’organisme humain », m’informa-t-il. Un homme entouré de la vibration constante des melons pouvait donc entrer dans une transe agréable. J’imaginai une thérapie qui mélangeait les sens, grâce à laquelle le toucher écouterait la respiration circulaire et orangée des fruits.

Sans continuité apparente, mon ami dit : « Je suis connecté. » Il montra des cathodes qui se branchaient au cœur et au cerveau. Alors je compris que c’était là le but de son invention : s’interpréter soi-même. Il reprit une poignée de cardamome et me regarda, non comme un survivant tenace, mais avec la joie étrange de celui qui partage un secret. Qu’avait-il entendu en fusionnant avec la machine ? Était-il parvenu à reconnaître sa sonorité sans corps ? Je lui demandai de me brancher. « Pas encore », répondit-il comme si je n’étais pas prêt. Je descendis avec peine les marches de son atelier. Je me sentais déphasé, maladroit, incapable de comprendre ce que j’avais entendu. Je montai dans ma voiture; je vis le tableau de bord, le volant, les petits voyants. Tout me sembla une démonstration de la folie.

Quelques jours plus tard, A. m’envoya une cassette relaxante. Les sons étaient organisés ; je reconnus un violoncelle, un saxophone, des lamentations qui rappelaient le son des baleines. L’instrument avait été dompté, il n’y avait plus la sensation du hasard, de l’air qui soudain se glisse dans la musique. Je revins chez A. Je lui redemandai de me brancher à son appareil. Cet après-midi-là, une multitude d’oiseaux s’étaient posés sur la terrasse, comme si eux aussi voulaient devenir substance sonore. « J’ai besoin de toi dehors », me dit-il. Je pensai qu’il essayait de me protéger, de me prémunir d’un voyage sans retour ; puis je compris ma fonction : je continuais à être son témoin ; depuis qu’on était petits, j’étais son double passif, la constance de ses trouvailles.

Le soir même, il me téléphona : « J’ai un autre enregistrement; je veux que tu écrives quelque chose. » Il m’envoya une deuxième cassette. Les sons étaient plus complexes ; la richesse des textures ne provenait d’aucune source reconnaissable. Je compris qu’A. faisait partie de l’enregistrement, que mystérieusement j’écoutais son corps, les phases de sa vie.

Tandis que j’écris ces lignes, une grue s’apprête à enlever l’instrument de la terrasse. J’ignore la répercussion qu’il produira en touchant terre. A. m’a appelé récemment pour savoir si j’avais fini mes « impressions ». Je n’en suis pas sûr. Tandis que je termine ces notes, j’entends un crépitement de feu mourant; j’entends mes lettres, leur murmure. Leur voix rauque et profonde est étrangère au sens, ou bien se prépare pour révéler un autre sens, comme la toux qui soudain éclaircit la gorge. Je sais que la façon de pénétrer le mystère, de passer de l’autre côté du langage, c’est l’instrument d’A. Cependant, je crains qu’une fois transformé en matière sonore, je cesse de penser, ou que je ne penserai plus qu’en bruits. Voilà pourquoi mon ami me maintient en marge, au bord de là où il est encore possible de mettre en ordre les faits, de croire que la lumière se fera et que le papier suffira pour raconter l’histoire, le monde limité dans lequel cette ligne est encore faite de mots.

Juan Villoro


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