Hommage à Anne Dufourmantelle par sa fille Clara

Publié le 06 août 2017 par Eric Acouphene
Réseau de lumières éparses dans la nuit je vous cherche encore 
Réseau de lumières amies venez pressez-vous autour de nos visages 
L’ombre nous avale 
Et le rire de maman contre mon épaule 
Me montre le chemin. 
Eteignez les lumières de la ville 
Eteignez les bougies 
Les phares de vos voitures 
Je cherche le rayon vert qui part du cœur 
Comme un ange 
J’ai attendu toute la nuit 
Je voulais entendre ta voix encore une fois 
Et c’est ton rire qui a explosé dans mes pensées 
Comme un bateau 
En deuil 
Au milieu de l’espace
Maman,

Tu m’as appris à me réjouir de chaque imprévu

Tu m’as appris à dire oui

A plonger la tête dans l’invisible et tu m’as donné une soif de vivre, une soif de célébrer la vie, qui m’habite inépuisablement et qui est au cœur de mon désir de travailler avec la scène. De créer des communautés enthousiasmées et enthousiasmantes autour de la musique, de la parole. On a écumé ensemble les musées et les opéras, tu m’as donné l’amour de la renaissance italienne, l’amour des romans, de la philosophie, l’amour de l’amour. Un jour je t’ai dit que ce qui nous différenciait toi et moi, c’était le rapport qu’on avait à la vérité. Je pensais que tu n’y croyais pas et je trouvais ça facile. J’avais tort je crois. A ta façon, un slalom tout en douceur, tu restes libre. Tu passes dans nos vies avec ton amour et tu disparais maman. Une histoire de karma. Mon problème, tu disais, c’est que je veux toujours être une fée.

Tu as toujours fait ce que tu désirais maman. Je me souviens d’une discussion sur l’héroïsme qu’on avait eue ensemble. J’étais très excitée après avoir lu un passage des séminaires de Lacan. Je trouvais ça merveilleux de définir la figure du héros comme celui qui ne cède pas sur son désir. Je crois que tu es une belle héroïne maman.

Tu as publié ton premier roman (1), tu as aimé follement et toujours comme tu le voulais toi.

Tu as ta façon bien particulière d’être hors-la-loi maman. Tu fais toujours les choses un peu à côté, avec un sourire tendre, comme pour t’excuser d’être celle qui regarde dans le sens inverse. Comme si c’était involontaire, comme si tu n’y pouvais rien. Tu as cette façon de te tromper toujours de mois ou de jour quand tu achètes des billets d’avion, de taper le rythme des chansons avec la pédale de frein dans la voiture. Tu te débrouillais toujours pour couper toutes les files, mais avec une telle tendresse que personne ne disait jamais rien. Tu avais cette façon de défendre les positions anarchistes les plus belles, les plus courageuses, avec ce petit rire d’excitation que tu as quand tu t’enthousiasmes. Tu as une force et un courage et une puissance inouïs, maman. Tu montres souvent pattes blanches mais personne n’est dupe. Moi, je ne suis pas dupe. Ta puissance, je l’accueille dans mon cœur, et j’espère que de là-haut, tu seras fière des fêtes à venir.

J’ai envie de partir de l’autre côté du monde

Maud et Gabriel dans les poches

A la recherche de la tendresse évanouie

Je fais partie de celles qui ne tombent pas maman

Je continuerai à danser comme si la Terre allait arrêter de tourner

Comme tu me l’as appris

Fontaine végétale tes mains délicates portent l’anneau colombien

Depuis des années

J’ai peur des départs maman

J’ai peur de ton départ

J’ai constitué une armée d’enfants soldats qui dans cette maison ont fait venir les aurores boréales dont tu me parlais quand j’étais petite

Tu étais là, assise par terre, derrière la table de papy Alain

Et ce goût de liberté tendre et joyeuse

Arrimée à tous ceux qui t’entourent

Etait là, avec nous

On refait le monde maman. On refera le monde maman, comme tu m’as appris, toujours à la pointe de l’épée. Je regarde papa peindre depuis petite tu sais. Il fait toujours venir la lumière de l’obscurité. C’est grave et léger à la fois, la joie.

Ode à toi maman. Ode à la joie partagée. Ode à nos fous rires qui nous faisaient quitter les salles d’opéra. Je le convoque aujourd’hui autour de ton corps que j’aime et qui repose tendrement à côté de cette maison que tu aimes tant.

Le monde entre comillasnous arrive toujours avec un temps de latence, les monstres se cachent derrière le figuier du jardin

J’ai appris à leur parler dans la nuit

La peine comme un trou au milieu de la poitrine duquel Salen flores mama

Salen flores y ojos verdes abiertos en el río

Les magiciens aux voix blessées écrivent des comptes dans les placards

Un jour, je te les murmurerai à l’oreille

J’ajoute une chose,

Hier, le grand feu a embrasé l’horizon. J’écoutais les merveilleux amis s’inquiéter pour nous et préparer les bagages, au cas où. L’électricité était coupée à la maison. J’ai eu envie de rire, et de pleurer aussi un peu. Je me suis dit : elle nous a fait le coup de l’incendie. Horizon rouge, gris, les flammes, et le vent qui emporte tout sur son passage. Je savais bien que tu ne pouvais pas partir sans nous faire un signe à 15 000 volts. J’ai pensé au prologue de ton roman : «Les grands feux sont une espèce en voie de disparition. Ils se propagent à la vitesse du vent et de la nuit. Leur souveraineté soumet l’espace. Pareils aux météorites et au désir, leur dangerosité, leur degré de combustion, leur trajectoire sont imprévisibles.

Dévastation. Régénération. Nous sommes de même nature ; des feux.»
Tu es notre maman aimée J’ai prié pour toi toute la nuit 
 Je t’aime. 
Clara Dufourmantelle
(Clara, la fille aînée de la philosophe Anne Dufourmantelle, rend hommage à sa mère disparue le 21 juillet.)
(1) L’Envers du feu, éditions Albin Michel, 2015.

source : Libération

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