Les idées du national-socialisme et leur application

Publié le 14 août 2017 par Fmariet
Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, Editions Gallimard, 2017, 282 p.
William Sheridan Allen, The Nazi Seizure of Power. The Experience of a Single German Town 1922-1945, Echo Point Books & Media, 388 p., 23,83 $, Index. Tableaux. Revised edition, 2014.
Paru en français : Une petite ville nazie, 2003, 10/18, 395 p. (on notera la "traduction" à la limite du contre sens, du titre américain).
Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne, Johann Chapoutot s'est donné pour objectif de dégager les grandes lignes de la révolution culturelle engagée par les nazis (ou faut-il préférer dire "hitlériens" ?).
Plusieurs idées majeures de la doctrine nazie sont mises en évidence :
  • Le principe du droit, selon le nazisme, c'est le peuple et non la raison : d'où la dénonciation du droit romain. L'établissement d'une nouvelle normativité (culture "völkisch") légitimera en droit les actions de l'armée allemande, de la police, de la SS. Les cadres du pays se voient inculqués une formation juridique aux principes nazis "qui rendra plus aisé et plus doux le passage à l'acte" et "vise une acculturation à long terme du peuple allemand". La communauté du peuple transcende la lutte des classes, l'abolit (Volksgemeinschaft).
  • La conquête de "l'espace vital" (Lebensraum), variété de colonialisme, mettre l'esclavage (servage) et le racisme au profit de la "race germanique". Falsification des idées grecques (Platon, etc.). Culte de la race nordique, germanique, allemande.
  • Hostilité à la Révolution française (1789), aux Lumières (Aufklärung)
  • Refus véhément du traité de Versailles 
  • Antisémitisme radical et total, "biologique". Fonde la banalisation langagière de l'antisémitisme et l'extermination ("Vernichtung") comme solution finale de la question juive ("Endlösung der Judenfrage"). Le rôle des écoles sera déterminant dans l'inculcation de cette idée (cours sur l'histoire raciale, tableaux didactiques pour l'illustrer).
Rappelons que la dénazification (Entnazifizierung) intellectuelle a été loin d'être totale, même en France. Des théoriciens du nazisme ont survécu au nazisme, brillamment parfois : Martin Heidegger et Carl Schmitt sont au programme des universités françaises, Ernst Jünger est publié en Pléiade (Gallimard)... Pourtant catholique fervent, Carl Schmitt, ne l'oublions pas, fut celui qui proposa de créer dans les bibliothèques publiques des sections spéciales pour les auteurs juifs (1936, Das Judentum in der deutschen Rechtswissenschaft). Les idées du nazisme ont la vie dure !
Johann Chapoutot conteste la thèse de Hannah Arendt qui ne voulut voir dans Adolf Eichman qu'un fonctionnaire ordinaire ("Schreibtischtäter"), banal et discipliné ("j'ai obéi, c'est tout") : lui voit plutôt dans Eichman un acteur doué mettant en scène sa banalité pour sa défense, allant jusqu'à citer Kant alors qu'il fut un nazi ardent et fier, impérieux et fanatique revendiquant la criminalité nazie jusqu'au bout.
"Le nazisme fut d'abord un projet", conclut Johann Chapoutot : persuader tout une population et l'amener à se lancer dans le crime et faire valoir "la loi du sang". Un projet de société, un programme politique et culturel, qui a été exécuté, point par point.
Du projet à sa réalisation exemplaire : dans l'ouvrage de l'historien William Sheridan Allen, on peut repérer ce qu'il en fut, en actes, de l'acculturation nazie dans une petite ville allemande, comment les nazis y ont pris le pouvoir, ou, plutôt, comment le nazisme a pris. Lisons ces deux livres en regard l'un de l'autre. Comment la théorie et la spéculation juridique, philosophique du nazisme s'applique et s'observe au jour le jour dans la socialisation quotidienne. Les deux ouvrages se répondent, se correspondent.
Pendant les années 1950, William Sheridan Allen a mené une enquête dans la petite ville de Northeim, au cœur de l'Allemagne (Niedersachsen), après les passage du pouvoir nazi. Méthodologie d'historien : analyse de la presse, entretiens avec des contemporains et acteurs, etc. (mais quel est le profil des informateurs ?).
Cette petite ville n'avait a priori rien pour devenir nazie. Rien ne l'y préparait, pourtant, en quelques années, sa population a basculé. L'auteur montre, grâce à une analyse détaillée et presque exhaustive de la prise du pouvoir, comment s'est installé le nazisme, d'abord par petites touches, sans trop heurter, prudemment, habilement, insensiblement puis plus violemment, dans la vie quotidienne de ses habitants (ainsi, au cours des deux premières années du pouvoir hitlérien, l'antisémitisme n'entre pas dans les écoles). La révolution culturelle nazie s'est faite de manière continue, insidieuse, par étapes et, pour une part, discrètement grâce à des pressions de toutes sortes pour l'attribution d'emplois, de logements, d'honneurs.
Après quelques années la prise de pouvoir est totale, le contrôle de la vie quotidienne, est complet (fichage, etc.). Rien n'échappe plus au nazisme. La mobilisation de tous est permanente.
L'auteur montre le rôle des associations nazies, leur proximité, leur insistance militante, leurs demandes répétées de participation financière. L'installation progressive de l'acceptabilité : les fanfares, les défilés, chorales, concerts, les parades nocturnes avec torches, dans l'espace public, les décorations (la rue, les bâtiments, les écoles), tout distille et répète la culture nazie (drapeaux, croix gammées, photos, salut - "Heil Hitler" au lieu de "bonjour"). Rôle préparateur du sport et de son idéologie (uniformes, cris, partialité, nationalisme des fans, etc.). L'auteur décrit le rôle majeur et exclusif des jeunesses hitlériennes (Hitler-Jugend), la collaboration des églises luthériennes ; la contribution des écoles est prise en main, conformément aux directives du parti : nouveaux manuels scolaires glorifiant nazisme et militarisme, épuration des bibliothèques. Et tout cela débouche sur la désagrégation et le démantèlement du tissu social traditionnel, la nazification totalitaire de toute association, club et organisation ("die Gleichshaltung", loi de mars 1933). La vie privée se restreint chaque jour un peu plus, toute vie doit devenir publique. Big brother... et cela, avant les réseaux sociaux... On ne peut qu'imaginer les moyens dont disposerait aujourd'hui un tel pouvoir quand on voit le bonheur de suivre (followers) et le succès d'influenceurs !
Les nazis sont convaincants aussi, habiles et déterminés ; ils tiennent leurs promesses : en moins d'un an, le chômage a disparu de la ville grâce à diverses sortes de travaux publics, donc grâce aux subventions étatiques et à l'impôt. Construction de bâtiments publics, de logements, réparations, remises en état, soupe populaire, entretien de la voirie, développement des parcs : plus de chômeurs traînant et mendiant dans les rues, développement du tourisme local. Les livres qui leur déplaisent ont été brûlés... Moyennant quoi, ils gagnent les élections, prennent les places de direction dans l'administration...
Tout le long de l'histoire on voit se manifester le rôle des médias et leur mise sous contrôle total : finalement, les nazis créent leur propre presse, l'abonnement y est obligatoire. Mais, leur média de prédilection, c'est la rue : défilé, fanfares, affichage, hauts-parleurs...
Comment des habitants ordinaires, des voisins, ont-ils pu être gagnés par le nazisme et sa doctrine d'assassins. On perçoit peu la répression constante de l'insoumission au nazisme : arrestations, envois en camp de concentration, journaux dissidents poussés à la faillite, magasins boycottés parce qu'appartenant à des commerçant juifs...
J Plus que de révolution culturelle, ce fut une évolution culturelle. Bertold Brecht avait raison, tout le monde a contribué à cette victoire ; sinon, sans cette coopération presque complète, le nazisme n'aurait pu s'installer. Jusqu'où serait allée cette soumission sans la victoire militaire américano-soviétique ? La France n'était-elle pas déjà corrompue par le nazisme avant le Débarquement américain ? Ouvrage édifiant qui va bien au-delà des caractéristiques propres au nazisme, il montre la mécanique et la logique de la prise de pouvoir et son approfondissement totalitaire (fusion du parti et de l'état).
Avec ces deux ouvrages se lit l'articulation des idées directrices et leur mise en œuvre concrète. Hélas, l'ouvrage de William Sheridan Allen, s'arrête en 1935. Peu d'analyse sur l'entrée en guerre, et l'on n'assiste pas à la mise en place de la dénazification : était-elle même possible tant il est clair que la quasi-totalité des allemands restés en Allemagne ont collaboré. Alors que sont devenus les nazis de Northeim, et d'ailleurs ? Ils ont rejoint les partis du pouvoir,  SPD ou CDU ou parti communiste pour la zone d'occupation soviétique ?
Quels traits communs, quels signes avant-coureurs communs peut-on déceler dans la théorie et les pratiques culturelles des sociétés totalitaires ou des politiques tendant au totalitarisme. Comment se prémunir et lutter contre ces dérives ?