14-18, Albert Londres : «Verdun n’est plus une ville, c’est un fantôme immobile.»

Par Pmalgachie @pmalgachie
Coup d’œil sur la bataille
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front de Verdun, 20 août. En deux bouchées, les troupes de France ont dévoré ce matin le nombre de Boches que le commandement leur avait fait servir. C’est devant Verdun que cela se passa. Nous sommes dimanche 19 août, il est onze heures du soir, nous attendons dans la cité le moment de monter à l’affaire. C’est hallucinant. Verdun n’est plus une ville, c’est un fantôme immobile. La nuit est couleur de suie et, sur cette suie, de seconde en seconde, de tous côtés, passent des lames lumineuses. Ce sont les lueurs de l’ouragan que les canons, cette fois, en complète furie, déchaînent devant eux. Les squelettes, les moignons, les poussières des maisons apparaissent, puis disparaissent sous ces éclairs, tous ces débris gigotent blancs ou noirs ; les ruines rient, on croirait entendre la Danse macabre de Saint-Saëns. La préparation Depuis 5 jours notre rage est la même. C’est le grand déballage ; on leur montre tout ce que nous avons en artillerie. Il y a du fin, du moyen et du gros ; on ne cherche pas à faire des bénéfices ; on leur livre ça à prix coûtant et à domicile ; cette nuit, par-dessus le marché, on leur offre un bouquet. Vos yeux vacillent. C’est comme si quelqu’un s’amusait dans un salon à éteindre et à rallumer sans arrêt et à grande vitesse les lampes électriques. Le bruit n’est pas infernal, ni multiple, c’est qu’il a de l’espace pour se répandre et que les plus petits avant de parvenir sont avalés par les autres. Les troupes de brancardiers, leur litière sur l’épaule, montent aussi. Va-t-on mettre le masque ou le garder autour du col ? Le masque est un instrument de supplice sur quoi, dès qu’ils le connaîtront, les Chinois sauteront. Il vous empêche doucement de respirer, c’est le même plaisir que si vous vous mettiez à vous étrangler vous-même à petites doses. Cette lutte se livrera dans le gaz. Les nôtres partiront à l’assaut sous la figure horrifiante de cette cagoule aux yeux de mica. Pour le moment, il n’arrive que quelques fusants ; ne nous martyrisons donc pas déjà. Un convoi vient d’être attrapé en plein milieu, deux camions, leurs chevaux et leurs conducteurs sont couchés morts sur l’angle du trottoir. Les lames lumineuses coupent le ciel de plus en plus ; gravissons encore et, infernale vision de la terre en folie, voici le champ. Le but visé À gauche, le Mort-Homme, la cote 304, le Talou, la cote 344, c’est aux Boches, c’est ce qu’on veut leur reprendre ; c’est pourquoi depuis cent vingt heures, on fait voler sur eux des copeaux de fer ; c’est pourquoi tout l’horizon, par mille petits coins à la fois, furieusement, crache du feu. Douaumont, Vaux sont aussi en face. Toutes les glorieuses vedettes saignantes de la Meuse sont présentes. De quel espoir charge-t-on tant de puissance de destruction, qu’attend-on de cette colère sans borne de la patrie ? Tant d’incroyables moyens ne cherchent-ils pas la défaite immédiate de l’ennemi ? L’effort inouï de cette attaque, cet effort dont le cinquantième aurait autrefois suffi pour doubler le pays, cet effort, héroïsme tendu et toutes forges allumées, tout est donné pour vous ravoir, vous petite cote du Mort-Homme et vous 304 et 344 qui n’avez même pas de nom et que l’on désigne, comme les enfants trouvés, par un numéro. C’est sans arrêt. La canonnade roule comme la fusillade roulerait. Derrière les crêtes fumeuses et déchirées, d’immenses bouffées de flammes surgissent d’un coup et teignent en rose jusqu’à des mille mètres de ciel : ce sont des dépôts de munitions qui sautent ; il en saute au moins quatre par heure ; la lumière de la poudre et le fracas des explosions habitent les deux rives de la Meuse. Vingt-cinq kilomètres du pays de France sont désormais rayés de la nature terrestre : on attaque sur vingt-cinq kilomètres. Mort-Homme et 304 étaient des clés entre les mains des Allemands, tant qu’ils les détiendraient ; il fallait laisser tout espoir de gravir n’importe quel autre point de ces marches meusiennes ; la possession de cette rive gauche les assurait contre n’importe quel désir de notre part ; sur la rive droite, ils ne cessaient aussi de la défendre de toutes leurs dents ; c’est là qu’ils nous tenaient. Le bruit était si régulier et si uni qu’il devenait une espèce de silence sur lequel tous les autres bruits s’entendaient. Il est atteint On percevait les sirènes des ambulances américaines, le chant du cuivre des gargousses que l’on ramenait et l’appel d’un chat. La nuit perdait peu à peu de son obscurité, les flammes des canons semblaient moins durement trempées ; nous approchions de 4 heures et demie du matin. Une émotion sainte mordit le cœur et l’esprit de tous ceux qui étaient là, êtres fantassins ; c’est à 4 heures 40 que, cagoules dans leurs masques, se lançant à travers les gaz qui traînaient leur mort hideuse dans toutes les courbes du terrain, les ouvriers de la patrie, sous le fer pleuvant comme de la pluie, à leur héroïque travail, allaient monter. Tel un chauffeur se trouvant soudain devant une route magnifique, les canonniers triplèrent la vitesse, ce dernier quart d’heure fut un délire de flammes, de fumées, de vacarme ; les flammes se pourchassaient à toute allure, les fumées s’écrasaient les unes sur les autres, le vacarme régnait. La mort française, assoiffée, renversant tout, cherchait du sang allemand. 4 h. 40, ils partaient ; cette orgie de poudre avait embrumé le pays, ils partaient invisibles, c’étaient des gars du Midi et c’étaient d’une division illustre ; les deux firent pareil. « Ils en mirent ». Chacun poussait sur son but, sur Mort-Homme, sur 304, sur Talou, sur 344. Le canon s’allongeait. Étouffant, ils allaient. Nos ballons discrètement avaient montré leur nez et curieux regardaient. Hommes sans autre figure que deux yeux de mica, ils allaient. L’attaque était préparée en deux étapes. Minute par minute, ils passaient où ils devaient passer. C’étaient des gars du Midi et d’une division illustre. À cinq heures trente, un de nos avions laissa tomber un pli lesté, ce pli était un croquis du Mort-Homme et, sur ce croquis, trois croix étaient marquées et, sous ces trois croix on lisait : « Français ! Français ! Français ! » L’aviateur avait ajouté : « Nombreux et tranquilles ». Il en était de même sur toute la ligne, la première étape était atteinte. À 6 h. 30, un pigeon qui avait traversé les gaz apportait que la deuxième l’était aussi. Le Mort-Homme, 304, le Talou, 344, tout était à nous, tout était à eux plutôt, en moins de deux heures. C’étaient des gars du Midi et d’une division illustre.

Le Petit Journal

, 21 août 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


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