le rire sans joie de l'absurde révélé

Par Jmlire

" Voilà bien longtemps que la valse des vieillards dictateurs n'était plus qu'une pantomime ridicule et souffreteuse, à l'image du régime. Voilà bien longtemps qu'ils ne croyaient plus aux mots, parce qu'ils ne correspondaient pas aux choses : les "démocraties populaires" étaient des dictatures, l'invocation permanent au "nous" et au "peuple" ne recouvrait plus que les intérêts de quelques-uns et la "lutte" permanente, dont on leur rebattait les oreilles, de guerre chaude en guerre froide, était une lente et progressive défaite. Rassemblant ses deux cursus de lettres et de sciences politiques, Elena avait même pensé écrire une analyse du discours communiste, projet qu'elle n'entendait évidemment pas réaliser, du moins sous la dictature, mais qui lui paraissait pouvoir résumer à lui seul l'hypocrisie du régime et le décalage entre les discours et les actes. Ils ne voyaient pas très bien l'issue de la perestroïka et de la glasnost : ils estimaient, à tort ou à raison qu'une dictature est ou n'est pas, et que tout adoucissement signe sa fin. Selon Lev, Gorbatchev serait éliminé pour que tout continue comme avant. Elena était d'avis que c'était le début de la fin et qu'à l'approche du millénaire, l'URSS n'existerait plus. C'était elle qui avait raison, et le dégel fut même plus rapide que prévu. Déjà autour d'eux, l'immense banquise du communisme s'effondrait, des blocs énormes se détachaient et le plus énorme de tous, parce que le plus symbolique, fut l'effondrement du mur de Berlin, pendant leur mariage.

Et ils rirent de cela, d'un rire qui n'avait pas vraiment de signification, du rire sans joie de l'absurde révélé. Mais ils riaient aussi parce qu'ils étaient jeunes et parce qu'ils étaient heureux...

Mais Lev cessa de rire. Pas tout de suite bien sûr. Non, pas tout de suite mais graduellement, à mesure qu'il abandonna Marx et les théories économiques pour le pétrole et le combat. À mesure que le Hun se révéla en lui et qu'il se lança dans la fuite en avant de la conquête. Il ne rit plus et il ne pleura pas. Il aurait pu pleurer sur la perte de ce qu'il avait été mais il ne le fit pas. Sa femme le fit pour lui...

Toute société, en ses origines, est dirigée par des voleurs et des criminels, qui s'imposent dans un monde sans loi, et ce n'est qu'ensuite, par le gauchissement de l'épopée et de la mémoire, que les criminels deviennent des grands hommes. Les seigneurs du Moyen Âge furent des pilleurs sauvages, comme l'avaient été les premiers Grecs et les premiers Romains. De même que les millionnaires du XIXème siècle américain furent des bandits érigeant leur fortune d'acier et de pétrole dans le vol et le chantage avant de se refaire une morale dans de belles fondations artistiques et citoyennes dont leurs descendants s'enorgueillissent, Lev appartint à une époque sauvage où les criminels et les voleurs arrachèrent les meilleurs morceaux de la dépouille impériale."

Fabrice Humbert : extrait de "La fortune de Sila", Le Passage Paris New York Editions, 2010