Dans le laboratoire théorique de Podemos

Publié le 14 septembre 2017 par Les Lettres Françaises

On sait qu’en l’espace de quelques années, Podemos, s’est imposé dans le paysage politique en Espagne : dans le sillage du Mouvement des Indignés de 2011, la formation politique espagnole talonne maintenant aux élections le PSOE et aspire à se trouver à la tête du pays. Expression d’un ras le bol très puissant au-delà des Pyrénées et des nombreuses mobilisations à la base contre les conséquences de la crise économique qu’a subi le pays, Podemos apparaît comme un phénomène très spécifique à l’Espagne. Classé par les médias dans la catégorie très galvaudée du « populisme », au côté d’un Viktor Orbán ou du Mouvement des 5 étoiles italien, Podemos s’en distingue sur de nombreux points. Tout d’abord car les références politico-intellectuelles des théoriciens de Podemos se trouvent clairement dans le patrimoine de la gauche : on y trouve Gramsci, les expériences de la gauche latino-américaine mais aussi Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Très présents dans le monde intellectuel anglo-saxon et latino-américain, ces deux derniers, auteurs de l’important ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste (1985), trouvent ainsi une audience tardive mais importante en Europe. Si Ernesto Laclau est décédé il y a quelques années, Chantal Mouffe continue de défendre les mêmes conceptions politiques. Construire un peuple est constitué d’un long dialogue entre Chantal Mouffe et un des principaux représentants de Podemos, Iñigo Errejón, actuel secrétaire politique, député et chercheur en sciences politiques. À travers leur échange se croisent les réflexions politiques et les contours du projet de Podemos.

Unité de la théorie et de la pratique

La pensée de Chantal Mouffe se trouvant largement aux origines des positions de Podemos, on n’attendra pas de Construire un peuple d’importantes divergences. Un consensus commun apparaît sur de très nombreux points. Il y a là un cas assez frappant de cohérence entre des positions théoriques et des conceptions pratiques assez rares dans la conjoncture politique occidentale trop souvent constituée de faux semblants et de double langage. On ne peut que saluer cette « unité de la théorie et de la pratique », comme on le disait jadis au sein du mouvement ouvrier. Errejón fait donc sienne la reformulation radicale du projet socialiste traditionnel de la gauche que proposent Laclau et Mouffe dans Hégémonie et stratégie socialiste. Il accepte la mise à l’écart de la centralité ouvrière et même du salariat (l’expression est d’ailleurs absente de l’ouvrage). Il accepte l’objectif d’une constitution d’une chaine d’équivalences entre différents composants contestataires dont aucun ne jouerait un rôle clé, et qu’il s’agirait d’allier par un travail politico-discursif. Il accepte l’idée d’une radicalisation de la démocratie comme projet, pour dépasser la dichotomie réforme/révolution. Ses positions semblent parfois encore plus prudentes que celles de Mouffe et Laclau puisque s’il use et abuse du signifiant « démocratie », jamais la référence au socialisme n’apparaît ici sauf de manière rétroactive, quand il s’agit d’évoquer une mémoire du mouvement ouvrier que l’on dit respecter mais dont on voit peu ce que l’on en fait.

À défaut de références historiques, on pourrait imaginer que des sujets sociaux apparaissent distinctement. Il n’en est rien : tâtonnant entre le terme « population » ou l’expression « les gens », Errejón cherche à définir un sujet qu’il s’agirait de constituer à travers sa désignation dans le registre discursif. Les différentes pistes évoquées tournent parfois au « marketing électoral » : on ne pourrait parler facilement du « peuple » du fait de ses connotations vieillottes voire franquistes etc. La question est de savoir si ce sujet en cours de constitution par le travail d’un discours détient quelques éléments d’une identité objective. À lire Errejón tout se jouerait dans un antagonisme entre « eux » et « nous ». Et le « eux » serait constitué des privilégiés du système, ou de ce que Podemos appelle une « caste ». « Les gens » seraient ceux qui sont lésés par « la caste » des privilégiés. Cela a au moins l’atout de la simplicité. Le caractère très performant de ce discours politique opposant les gens à la caste ou à l’oligarchie est indéniable et les nombreux succès électoraux de Podemos en témoignent, mais on peut franchement douter de sa pertinence théorique.

La question de la référence à la gauche politique

Manifestement, en veillant à bannir toute référence aux classes sociales et au marxisme, les dirigeants de Podemos cherchent à faire apparaître leur mouvement non seulement comme totalement neuf, mais aussi assez œcuménique pour toucher des franges entières de la population étrangère voire méfiantes envers le discours de la gauche historique. Il est assez significatif que le terme de « capitalisme » n’apparaisse qu’à la cent quinzième page de l’ouvrage pour ne plus réapparaitre franchement. Autant l’analyse développée par Iñigo Errejón peut s’avérer extrêmement fine et pertinente lorsqu’il analyse le système politique espagnol ou les situations latino-américaines, autant les analyses strictement économiques s’avèrent inexistantes. Quant à la dimension internationale de l’action politique elle est pour le moins survolée ; la question de la construction européenne est traitée de manière rapide et celle de l’impérialisme ignorée.

Il y a un point sur lequel Chantal Mouffe diverge avec son interlocuteur : c’est sur la référence à la « gauche » qu’elle juge toujours pertinente. Et ce non par fétichisme ni nostalgie, mais parce que ce signifiant serait porteur de valeurs comme l’égalité ou la justice sociale autour desquelles on peut construire une chaine d’équivalences progressiste. Elle rappelle avec pertinence que combattre un ennemi commun n’est pas suffisant pour donner un débouché progressiste à une lutte : la dialectique antagonique du « nous » contre « eux » doit être enrichie de valeurs positives. Le sort des révolutions arabes, qui n’ont pas réussi à déclencher une dynamique de progrès après avoir chassé quelques dictateurs pro-occidentaux, est là pour en témoigner. Sur cette question, on sent Errejón quelque peu mal à l’aise : Podemos ne se revendique pas de la gauche, même si son programme politique et le parcours de ses dirigeants l’y rattache. La formation politique espagnole semble avoir peur de cette classification que ses adversaires de droite lui attribueraient bien volonté, sans doute pour reconstituer de vieilles polarisations politiques classiques et ainsi réduire la dimension novatrice de ce que constitue Podemos. Mais comment peut-on envisager de mener une transformation sociale radicale si l’on craint déjà de se qualifier de manière positive et honnête, de peur d’effaroucher certains électeurs ou de donner quelques arguments électoraux à ses adversaires durant les débats télévisés ?

On sait qu’après cet entretien ayant eu lieu en 2015, les résultats électoraux de Podemos ont continué leurs progrès et que la formation politique, après une alliance avec Izquerdia Unida, a encore élargi son audience. Pourtant Podemos a connu des secousses importantes lors de son dernier congrès où Íñigo Errejón a contesté la ligne de Pablo Iglesias d’alliance avec Izquerdia Unida. Sa motion a été nettement défaite par celle de l’actuel premier secrétaire de Podemos. L’avenir de Podemos dira ce qu’il adviendra des positions développées par Íñigo Errejón dans Construire un peuple. On ne peut que souhaiter qu’elles ne fassent pas obstacle à l’élaboration d’une pensée révolutionnaire cohérente, structurée et moderne.

Baptiste Eychart

Chantal Mouffe, Íñigo Errejón, Construire un peuple. 
Pour une radicalisation de la démocratie?
Traduit par François Delprat.
Le Cerf, 248 pages, 19 euros, 2017.

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