Qu’est-ce que Les Rêveuses ? Un roman rêveur (le jeu de mot est facile), digressif (d’apparence) mais extrêmement structuré, car les digressions semées comme les cailloux du Petit Poucet amènent à une fin que l’auteur, on le sent, n’a pas découverte par hasard ; léger (moins que ne l’était Arden) et fondamentalement (le mot est laid, mais je n’en vois pas d’autre) tragique, souvent très drôle (moins qu’Arden) à partir d’un fond grave. L’écriture est d’une luxuriance, d’une inventivité dans l’image qui, toujours, surprend, uniques aujourd’hui. Et Frédéric Verger a un génie de la description qui sublime l’atroce dont je ne vois l’équivalent que chez le Giono du Hussard sur le toit, avec ses corps couverts de mouches et de vomi, colorés par le choléra, qui pourrissent (ou se dessèchent) sous un soleil de grandes vacances.
Le pays – le pays de Bray, « aux confins de la Lorraine » – est imaginaire, comme sont imaginées les soeurs « rêveuses » qui, au fond de leurs couvents, notent leurs rêves improbables vendus à pris d’or à des Parisiens férus de curiosités. Et c’est dans ce pays enchanté, aussi coupé du monde que celui de Margotte, Pollux et Zébulon, que tombe le jeune Peter Siderman, Allemand combattant dans l’armée française, lorsque, au moment de la débâcle de mai 1940, il parvient à usurper l’identité d’un mort dont il ne sait rien. Il découvre alors, avec sa nouvelle identité, sa « nouvelle famille » qui consiste en deux cousines nobles, ruinées, délurées et à moitié azimutées, une belle-mère émigrée de Russie, et un domestique russe, tous vivant dans une datcha délabrée et glaciale, et les quelques bâtiments subsistant du domaine tombé en capilotade. On est en Lorraine, et on s’attend, de jour en jour, à l’expulsion, que seule retarde la relation tordue et amicale qu’entretiennent la douairière lunatique et le commandant allemand du village voisin.
Non loin de là se dresse le couvent des soeurs rêveuses, sur lequel plane le souvenir d’une troisième cousine, mystérieusement disparue. Non loin de là, il y a aussi un camp de prisonniers russes.
Les Rêveuses ne se résume pas : lorsqu’il s’agit de littérature, le scénario, tout compte fait, importe peu. Arden, lui aussi farci de digressions autant qu’une phrase de Proust l’est d’incidentes, se résumait aussi peu. Frédéric Verger – ce que, même après quarante ans de dialogues, j’ignorais – semble fasciné par la période de la guerre, par les atrocités qu’elle a engendrées. A moins que ces atrocités ne soient pour lui qu’un terreau propice à son imagination à la fois ludique et baroque.
Notons pour finir que j’ai été particulièrement ravi de voir croquée, en dix lignes, la société giscardienne : « Le giscardisme pointant lui semblait une invention plaisante et confortable et il se jeta dans la brigue électorale comme un homme consent à pénétrer dans les vagues quand les rayons du soleil ont attiédi la mer. L’intérêt politique lui parut une excuse suffisante pour enfin recevoir. Il fit construire un court de tennis et une piscine dans le parc, et, les samedis soirs de printemps, lorsqu’il buvait un kir champagne d’apéritif et contemplait son court, sa piscine, ses chaises longues de plastique blanc immaculé sur l’une desquelles reposait L’Archipel du Goulag renversé pour garder la page, il trouvait dans ce tableau quelque chose d’aussi plaisant et confortable que l’invention du giscardisme. »
Nous sommes en septembre. Pour l’instant, les deux meilleurs livres français de l’année – des livres où la littérature, cet insaisissable loup-garou, affleure à chaque page – sont Les Rêveuses, et Le Revers de mes rêves, de Grégory Cingal, dont j’ai déjà parlé. Avis aux jurés des prix littéraires. Qui n’en tiendront évidemment pas compte. Et qui couronneront un best-seller annoncé (ou, plus perversement, en inventeront un, comme on invente une grotte) qui permettra à son auteur de s’acheter un appartement et sera oublié passé le premier de l’an.
Christophe Mercier
Frédéric verger, Les Rêveuses Gallimard, 450 pages, 21,5 €
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