Le Tour de Rien : l’automobiliste

Publié le 18 septembre 2017 par Nicolas Esse @nicolasesse

Michel Audiard a tant aimé le vélo qu’il en a volé des caisses.
Cycliste étique et agile, toujours coiffé d’une casquette, il a fait dire à Jean-Paul Belmondo que, « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, les types de 60 kilos les écoutent. »
Il faut écouter les anciens : même morts, ils vivent encore.
Sur la route, on dira que, quand 2 tonnes d’acier montées sur quatre roues font face à 70 kilos de chair tendre et suspendue par un fil à deux pneus élastiques, c’est le cycliste qui plonge dans le fossé.

Du point de vue de l’automobiliste, le cycliste est un gendarme couché qu’on aurait redressé rien que pour empêcher tous ses chevaux-vapeur de galoper en toute liberté.
Prenons par exemple le cas d’une route de montagne. Étroite, par définition. Ce serait l’été. Les vacances. Il fait beau, un mardi. Le cycliste monte à son rythme, petite tache claire qui flotte dans ce vert immense. Il s’arrête. Il boit un peu. Il contemple devant lui les lacets taillés dans le dur flanc de la roche. Bientôt il commencera le décompte des épingles à cheveux. Il se remet en selle. Il sait qu’à la régulière, il lui faudra environ une heure pour parcourir ces douze kilomètres.
Une longue ligne droite le décourage un peu.
Mais il a en point de mire la première courbe légère juste avant le premier virage à 180 degrés. C’est alors qu’il entend derrière lui et porté par la brise un fragment de moteur qui bourdonne dans les notes basses.
Je répète : il fait beau. C’est l’été. L’action se passe dans un col de montagne reculé. Le trafic est extrêmement réduit parce que c’est un mardi. Nous sommes au milieu d’une portion de route rectiligne bordée d’un côté par un mur de pierre, de l’autre par un talus d’une hauteur de hauteur variable. À l’avant, échappé et solitaire, un cycliste élancé roule à une vitesse douze kilomètres à l’heure. Plus bas, en deuxième position, un camping car comprenant un coin kitchenette, un salon, deux chambres à coucher et un jardin potager remonte inexorablement vers l’échappé.
Sachant que l’indice de carburation d’un moteur diesel faiblit à mesure que la pente augmente et que le mollet du cycliste mollit avec la déclivité, à quel moment les deux véhicules vont-ils se rencontrer ?

Eh bien, je vous le donne en mille et même en cent mille milliards de foutus mille sabords : l’énorme glacière roulante vient coller son groin au cul du vélo exactement à l’endroit où commence ce léger virage à gauche et sans visibilité.
La grosse Bertha fait vroum.
Le cycliste pédale sans se retourner. Il sent dans son dos la chaleur du turbo. Le turbo souffle et siffle, le cycliste se demande quand il va piquer.
Vroum. Vraoum. Vravraoum.
Maintenant. MAINTENANT. Sinon ? Sinon quoi au juste ?
À l’intérieur du camping-car, l’écran indique une température de 22 degrés. Les enfants dorment et les bières sont au frais. L’étape d’aujourd’hui relie le point A au point B. Il paraît qu’il y a un petit lac au sommet du col. C’est là qu’on s’arrêtera pour pique-niquer. Ou peut-être plus bas, au fond de la vallée. On verra bien, on est en vacances, on s’en fout, on n’a pas d’horaire.
Et pourtant.
VRA-VRA-VRA-OUM.
Assez perdu de temps à suivre cette limace. C’est maintenant qu’y faut qu’on le dépasse.

La glacière roulante se décale. Le turbo hennit et le diesel ahane. Du coin de l’œil, le cycliste aperçoit le museau carré de la bête. Dans le frôlement du rétroviseur, il peut compter le nombre exact de ses taches de rousseur. Passent la fenêtre bleue de la salle de bains, la porte d’entrée du doux foyer. Son escalier. Rétractable. Qui d’un seul coup vient lui faire du pied. Est-ce qu’on voudrait l’inviter à entrer ?
Foin du sens de l’hospitalité. Ce que le cycliste ignore c’est que de l’autre côté du bungalow mobile une voiture décapotée descendait en roue libre pour mieux s’imprégner des senteurs de l’été. La trajectoire de ces trois véhicules va donc se croiser au beau milieu de ce joli virage masqué.
La décapotable freine à mort et met deux roues sur le bas-côté.
Le gros cul serre à droite, ce gros con.
Le cycliste place un demi-boyau sur le rebord de la fine bordure de béton, l’ultime frontière entre lui et le champ de pierres acérées qui attendent l’atterrissage de ses chairs tendres quelques mètres plus bas.
Le salon roulant donne un coup de reins.
Frôlement du pare-chocs arrière. Bouffée de chaleur et une grosse goulée de diesel bien gras juste sorti du four. Perte de vitesse. Déséquilibre. Coup de guidon à gauche et là, arrivée dans le champ de vision du capot de la décapotable.
Coup de frein.
Les pieds restent pris dans le mécanisme des pédales. L’épaule droite se penche vers le bitume. À l’arrêt. Au ralenti. Choc mat et étourdissement léger.
La voiture continue son chemin.
Le mobil-home s’est arrêté.
Le cycliste se relève. Il redresse son vélo allongé sur le flanc. Une légère égratignure sur le guidon. Trois gouttes de sang. Ses jambes qui tremblent. C’est alors qu’il avise le derrière massif du gros cul planté à dix mètres de lui. Sans réfléchir, il enfourche son destrier et fonce, debout sur les pédales, sur la cabine de pilotage dans l’optique d’obtenir une audience privée avec le conducteur du char autotracté.
Le pilote le voit venir, le genou ensanglanté, l’écume aux lèvres et une kalachnikov dans chaque œil.
Il met le contact.
Re-Vroum fait le diesel.
Son pied droit appuie de toutes ses forces sur la pédale de droite.
Dans un épais nuage de fumée noire, la grosse Bertha s’ébroue, s’arrache, au moment où le cycliste croyait pouvoir s’y accrocher. Dans un ultime effort, sa main se tend. En vain. Inexorablement, l’écart se creuse, 5, 10, 20, 50, puis 100 mètres les séparent et le mobil-home disparaît dans le premier lacet.
Tous les muscles tétanisés par ce sprint surhumain le grimpeur énervé zigzague et finit par s’arrêter.

Dans l’habitacle Monsieur monte d’un cran la température de l’air conditionné. Il se tourne vers Madame :

– Putain, y m’a fait peur ce con.
– Un peu plus et il nous rattrapait.
– Y en a de plus en plus de ces cyclistes, une véritable épidémie. Font chier.
– De toute façon, faut être débile pour partir en vacances à vélo.
– Mais ils se prennent pour qui à vouloir escalader les cols à deux kilomètres à l’heure ? Moi je dis, faudrait leur interdire de rouler sur les mêmes routes que les bagnoles. Leur faudrait des routes séparées. Qu’il restent entre eux ces cons.
– T’as bien raison mon cœur.
– Tiens on va s’arrêter en haut pour l’attendre.
– T’es dingue, il va nous exploser.
– T’as raison chou, vaut mieux éviter ce genre de cinglé.