(Note de lecture) Anna Akhmatova, "Les Poésies d'amour" par René Noël

Par Florence Trocmé

L'amour n'a loi, sinon d'Akhmatova
De l'amour, d’Éros, elle a fait son lit. Akhmatova vient à point nommé enrichir l'incorrigible trop-plein de la poésie - faisant flèche de tout bois, du monde le plus banal, aube et désir au réveil déjà indémêlables, sources à eux-seuls de tous les emportements et labyrinthes alors que le soir est déjà là au fond de la vallée terrestre, visible et à peine vu, qui se projette vers les sommets célestes  -, chaque poème, une radiographie d'elle-même, un thème de roman ainsi que l'écrit Henri Abril, son traducteur, c'est toujours l'absolu qu'elle respire, la fin, et pourtant il suffit de tourner la tête et c'est déjà faux, car comment l'absolu, un poème, pourrait-il se voir effacé par un autre, l'encre à peine sèche, quelque chose succéder à la fin, alors même que celle ou celui qui s'y trouve, joueur fiévreux, compulsif, mise à chaque fois sa vie entière sans regrets, danses des gouffres dionysiaques, gels et flammes infernaux, délice d'y périr, de les traverser avant, groggy, hébété, d'en avoir tout oublié quand bien même chaque image de ce voyage reste intacte ?
Amour serait-il lui-même sans les sarcasmes involontaires, les infinies parties communes, antichambres et ombres portées démultipliées,
Vers de minuit
Le miroir ne rêve que d'un miroir,
Le silence veille sur le silence...
 (Le Poème sans héros)
En guise de dédicace
J'erre sur les flots et je me cache en forêt,
On croît me voir sur la blancheur d'émail ;
Notre séparation je la supporterai,
Mais sans doute pas nos retrouvailles.

de l'art d'aimer à la fois halluciné et si tangible, qu'un geste, un signe, cil-nuage cachant ou portant l'éclat vif du soleil sur l'aimé(e) absent(e) ou apparu(e) de visu ou en songe, de Béatrice à Dante [lui qui plus d'une fois dans la Vita nuova où son art poétique à la fois accompli et à venir hésite quant à un vrai certain, la certitude que celui-ci est, serait, n'étant souvent qu'une croyance que tout vient démentir se défendant bien de secourir celui qui balance entre le savoir et son imitation parodique à ce qui semble, et le lecteur ne met-il pas lui-même ses propres impressions sur le dos du poète qui sitôt proteste qu'il n'a jamais écrit ce que le premier dit lire ?, Dante incrédule vis-à-vis de cet autre lui-même prêt aux dernières extrémités pour une façon de lever la main et de se taire de l'élue que l'ancien viveur florentin peine à interpréter, ainsi que les Swann de tous les temps et pays l'apprennent sur le tas sans qu'aucune sagesse ne vienne jamais de ces expériences], de Laure à Pétrarque, de Tristan à Yseult de toutes les contrées du globe terrestre, tous supposés trois fois rien signifient l'insignifiant qui ne cesse, basses continues, rayonnement fossile du cosmos, d'intégrer, les déliant de leurs solitudes réciproques, les amants dans le champ des vies, couches temporelles du monde.
Humour, ironie, courage et vision du poète intrépide - Akhmatova qui écrit au tyran, fait les cent pas parmi les plaignants obstinés au pied de la prison de Leningrad, cherchant des yeux son fils, arrêté - parce qu'il porte le même nom que son père ! -, traite sur un même pied Amour et despotisme -. Henri Abril, poète, se découvrant, décryptant peut-être à cette occasion à travers ses choix de traduction (1), son projet poétique, écrit qu'elle naît, Athéna de la poésie, armée de toutes les qualités du poète. Si bien que double, elle assiste d'un dehors inconnu sa main et sa psyché initiées par lui et le signifiant. Elle accompagne toutes les phases de l'amour, de la rencontre à la séparation, de l'illusion dite et mûrie au défi de n'y pouvoir renoncer, en cela elle reste proche de Mandelstam (2) pour lequel l'impossible et l'irréel deviennent, infini inscrit dans le coeur, le corps de la matière, cécité et vue ne cessant de se créer mutuellement,
A l'aube être réveillée
Par une joie qui t'étouffe
Et voir derrière un hublot
Ondoyer la vague verte,
Ou par un grand vent sur le pont,
Emmitouflés de fourrure,
Écouter vibrer les soutes
Et ne penser à rien d'autre,
Mais pressentant la rencontre
Avec ma nouvelle étoile,
D'heure en heure rajeunir
Sous le fouet d'embruns salés.
 
1917

René Noël
(1) Henri Abril a, entre autres poètes russes, traduit les œuvres complètes d'Ossip Mandelstam, un site permet de découvrir ses livres et comment il traduit.
(2) une photo les montre côte à côte avec Georges Tchoulkov et Marie Petrovgkch, Pierre de Mandelstam marquant un sommet de l'Acméisme, mouvement post-symboliste qu'Akhmatova et lui animent en compagnie d'autres poètes, Poème sans héros & autres œuvres, La découverte, voix, 1991 
Anna Akhmatova, Les Poésies d'amour, choisies, traduites et présentées par Henri Abril, Circé, 2017, 120 p, 12€.