Dans Culturebox du 17 octobre 2017

Par Tobie @tobie_nathan

« Les âmes errantes », Tobie Nathan à l’écoute des jeunes radicalisés

Par Laurence Houot @LaurenceHouot Journaliste, responsable de la rubrique Livres de Culturebox

publié le 17/10/2017 sur Culturebox

L’écrivain et ethnopsychiatre Tobie Nathan a reçu et écouté pendant trois ans des jeunes en voie de radicalisation et leurs familles. De ce travail, il a tiré un livre, Les âmes errantes (L’Iconoclaste), dans lequel il jette un pont entre sa propre existence d’immigré juif égyptien et ces vies d’enfants « capturés » par une idéologie religieuse radicale. Un livre passionnant, et beau.

Tobie Nathan s’est fait une spécialité de l’ethnopsychiatrie, une pratique de la psychiatrie qui intègre la dimension anthropologique du patient, ses origines, les rites de la culture de ses ancêtres. Il travaille depuis 25 ans avec les populations de migrants, de première et deuxième génération, dans le centre Devereux, du nom de l’un des fondateurs de cette discipline. En 2014, le gouvernement a confié à ce centre le suivi d’une soixantaine de jeunes « capturés » par l’Islam radical.

De toutes origines, tous signalés par un parent, souvent la mère, parfois des enseignants, ces jeunes ont été reçus et écoutés. Quelle est leur histoire, qu’est-ce qui les fait basculer dans la radicalité ?  C’est tout l’enjeu de cette démarche.

L’une est d’origine sénégalaise, née à Paris. Quand elle entre dans le cabinet de Tobie Nathan, la jeune fille est voilée de la tête aux pieds, « On ne lui voit que les yeux, même en plein été, elle a enfilé des gants de laine, noirs », raconte Tobie Nathan. Quelques mois plus tard, elle viendra sans, et aura entre temps « initié » le questionnement de Tobie Nathan. Pourquoi le voile fascine-t-il cette jeune fille ? Pourquoi tient-elle tant à le porter ? Que représente-t-il pour elle ?

« Appartenance culturelle défaillante, filiation flottante : le cocktail explosif »

Une autre est élevée par sa mère seule (le père ne l’a pas reconnue), une espagnole émancipée de sa famille et de la religion, arrivée en France à l’âge de 17 ans. Elle a eu une fille qu’elle élève seule. Un jour elle retrouve dans la chambre de sa fille un tapis de prière… « Appartenance culturelle défaillante à la première génération, filiation flottante à la suivante », voilà une formule récurrente qui constitue le terreau de la radicalisation. « Un cocktail explosif », nous explique Tobie Nathan.

Un autre encore est issu d’une famille polonaise très pratiquante. Le jeune homme s’est converti à l’Islam et en applique à la lettre tous les perceptes. Abandonné par son père biologique dans l’enfance et élevé par une mère « affligée par une immigration hasardeuse », le jeune homme est lui aussi ce que Tobie Nathan appelle une « âme errante ». Mais « les âmes n’errent jamais longtemps », ils sont les proies idéales pour les recruteurs.*

Le « concept ouvre-boîte »

Des récits de vie comme ceux-là, Tobie Nathan et ses collègues du centre Devereux en ont entendu des dizaines. Le thérapeute a consigné chaque détail de ce travail « clinique ». Une somme, des milliers de pages, dont il a ensuite fait une synthèse, un rapport. Des milliers de notes qu’il a passées au filtre d’une une dizaine de concepts (la laïcité, la filiation, le voile…), pour essayer de mieux les lire, de mieux comprendre ce qui jette ces « âmes errantes » dans la radicalité.

Tobie Nathan précise : s’il a voulu approcher ses enfants radicaux par le cœur, il a voulu avant tout tenter de les approcher « par l’esprit, par la pensée, fournir des idées, des concepts, qui rendent leurs entreprises moins opaques à nos consciences ». Il ajoute : « Je pense qu’on ne peut pas entrer dans un cas clinique à partir de l’histoire des gens, il faut rentrer par des concepts. Et donc tout le travail de ce livre a été d’isoler les concepts. J’en ai isolé une dizaine, et je les ai utilisés comme des ouvre-boîte pour entrer dans la matière », explique-t-il.

« Regarder ces jeunes à travers le prisme de ma propre jeunesse »

L’autre chemin que l’ethnopsychiatre a emprunté pour pénétrer dans ces récits de vie, et pour tenter de comprendre les mécanismes de ce processus de « radicalisation » est sa propre histoire. Tobie Nathan a quitté l’Égypte en 1957.

« Comme la plupart des gamins qui ont émigré, je me souviens surtout du départ, de ce moment, sur un quai du Port d’Alexandrie… Ce moment où nous avancions lentement sur la passerelle. Je n’étais pas bien grand ; j’avais neuf ans. Je me suis retourné et j’ai regardé, entre les manteaux des adultes, ce pays qui partait en fragments », se souvient-il dans son livre. « J’aurais dû être terrifié, triste aussi ; j’aurais dû pleurer… Au fond de moi je restais de marbre. Il me semble que j’ai consacré ma vie à éclaircir l’étrangeté de ce moment ».

Tobie Nathan a donc croisé les récits de vie de ces jeunes radicalisés avec sa propre existence, et les moments où il a eu à se confronter à « des problèmes semblables aux leurs ». « C’est donc l’articulation de la vie de jeunes gens d’aujourd’hui, pris par une idéologie qui les a capturés, que j’ai regardés au travers du prisme de ma propre jeunesse, où j’ai été moi aussi capturé par une idéologie, une autre, et c’est ce regard croisé en fait, qui m’a fait écrire ce livre ».

On peut dire « c’est une bande de crétins », c’est la réaction immédiate. Mais si on se dit, moi aussi j’étais un crétin, et j’ai « déconné », et que l’on s’interroge sur ce qui s’est passé. Comment sortir de cette affaire ? Comment peut-on avoir un avenir après une chose pareille ? C’était ça ma question, parce que je pense profondément que le métier de psy est un métier de devin, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir penser un avenir à la personne qui est en face de vous, il ne s’agit pas de l’enfoncer dans son passé, il s’agit de l’imaginer dans un devenir »

Un geste double

« Les âmes errantes » est bien plus qu’un essai, ou un document. Pas de statistiques, pas de recettes mais chaque chapitre offert comme « une halte, le temps d’une réflexion ». Écrit dans une très belle langue, qui sert un propos mesuré, réfléchi, ouvert, ce livre est un geste, un geste vers ces « âmes errantes », une porte ouverte, rendant le retour possible.

Les âmes errantes, ed L’Iconoclaste, 2017

« J’ai pensé ce livre comme un guide à la fois pour tous ceux, et c’est normal, qui sont sidérés par ces jeunes gens, un guide pour les sortir de la sidération afin qu’ils puissent écouter ce que ces jeunes ont à dire. Et un guide aussi pour ces jeunes gens, au cas où ils auraient envie de revenir parmi nous. Pour leur donner un moyen de revenir, et de se penser de manière positive ».

« Les âmes errantes » est aussi un geste d’écriture. « Qu’est-ce que l’écriture ? », sujet ultime, évoqué dans le dernier chapitre. « Là-dessus, je suis resté un peu en suspens. C’était trop fort pour moi. Je reviendrai sur la question plus tard », s’amuse l’écrivain.

Toujours est-il. « Les âmes errantes » est l’un des livres les plus beaux et les plus passionnants de cette rentrée.

Extrait :

Je raconte ce que j’ai entendu, ce que j’ai senti, perçu, conçu en les rencontrant, en échangeant avec leurs proches, en lisant les dizaines d’ouvrages qui leur sont consacrés chaque mois. Peut-être s’étonnera-t‑on de ne pas trouver ici de « profils psychologiques » (comme si cela pouvait avoir un sens), ni de statistiques. Outre que je suis opposé à la facilité des chiffres qui rabattent toujours les phénomènes vers les idées les plus banales (la médiocrité des moyennes), je voudrais rendre compte de destinées en mouvement, saisir des forces en action. Je veux comprendre les dynamiques qui font passer, en quelques semaines ou en quelques mois, de l’ignorance d’un délinquant de cité fumeur de shit à l’expertise d’un philosophe des hadiths ; de la naïveté d’une gamine, coquette des beaux quartiers, à cette voilée belliqueuse en quête d’un mari à kalash ; de l’innocence d’un jeune lycéen studieux à l’engagement d’un djihadiste en route vers les zones de combat en Syrie. L’histoire des radicalisations n’est pas celle des « natures ». Elle est faite de métamorphoses, de moments d’immobilité interdite et d’ivresses soudaines à l’idée des lendemains. Elle est donc souvent imprévisible. Il nous faut, non pas figer l’instant d’une parole lâchée lors d’un interrogatoire de police, d’une enquête de sociologue ou de journaliste, ou même d’une consultation psy, mais se donner les moyens de penser les êtres en devenir.

« Les âmes errantes », Tobie Nathan L’Iconoclaste -page 24-25)