Zweig par McBurney : la confusion des sentiments

Publié le 20 octobre 2017 par Les Lettres Françaises

C’est une tendance générale du théâtre ces dernières années – on l’a encore vu cet été au Festival d’Avignon – et après la période du postmodernisme triomphant, que de vouloir raconter des histoires et donc dans bon nombre de cas d’aller puiser son inspiration (si l’on ose dire) dans la littérature romanesque. La seule question qui se pose étant de savoir ce que fait le metteur en scène, une « lecture » telle quelle et a minima ou une adaptation plus ou moins lointaine. Le britannique Simon McBurney – homme de théâtre, il a créé et dirige le Théâtre de Complicité basé à Londres, est aussi cinéaste et on sait que le cinéma aussi, souvent en panne d’inspiration, ne se fait pas faute d’aller puiser ses sujets dans la littérature romanesque –, avait déjà connu, en 2012, un authentique et mérité succès avec le roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite. Cette fois-ci il s’est emparé de l’unique roman achevé de Stefan Zweig, La Pitié dangereuse, écrit à la veille de la Deuxième Guerre mondiale en 1939 et qui se passe à la veille de la Première Guerre dont la déclaration intervient à la fin du livre…  On pourra dès lors, et comme toujours dans ce cas de figure, se poser la question de la plus ou moins grande fidélité de l’adaptateur (le metteur en scène soi-même) à l’œuvre originale.

D’emblée Simon McBurney semble rendre vaine cette interrogation : il restitue le roman dans son intégrité (par la lecture en éclats du texte, proposée et assumée par les sept comédiens, hommes et femmes, sur le plateau). Où se situe alors la transposition (et non pas l’illustration, par bonheur) théâtrale du roman ? Qu’est-ce qui fait que cette Pitié dangereuse signée McBurney est un véritable objet théâtral, un authentique spectacle ? Répondre à la question c’est tout simplement souligner la réussite de l’entreprise de McBurney… Car la réussite, ici, est totale. Ce spectacle proposé par le Théâtre de la Ville (hors les murs, pour cause de travaux) inaugure ainsi de brillante manière le Festival d’automne.

Sept comédiens pour dire et jouer le texte ; un ensemble polyphonique pour faire vivre une histoire narrée dans le roman par le personnage principal, un homme, Anton Hofmiller, qui se confie dans le prologue à l’auteur avec lequel il a sympathisé lors d’une soirée. Nous sommes à Vienne en 1936 et cet Anton Hofmiller ne se fait aucune illusion sur la guerre qui s’annonce. L’entame en forme de mise en abyme est déjà sans doute une invite vers le théâtre. Anton Hofmiller va raconter son histoire qui se passe en 1914 ; c’est alors un jeune lieutenant de cavalerie de 25 ans en garnison dans une toute petite ville de province. Introduit au château du riche baron de Kekesfalva pour un somptueux dîner, grisé par l’ambiance, il invite à danser la jeune fille de la maison, Edith, alors qu’il est en réalité dans un premier temps attiré par la cousine de cette dernière. Effroi et enclenchement du mécanisme tragique : le jeune fille est paralytique. Pris de commisération pour elle (la pitié), le lieutenant, pour effacer sa bévue, va bientôt régulièrement venir lui rendre visite et lui devenir indispensable.

Ce qui devait arriver arrive : Edith tombe éperdument amoureuse du lieutenant qui semblera étonné lorsque ce sentiment se fera jour. Confusion des sentiments (c’est le titre d’une nouvelle de Zweig), quel jeu joue donc Anton Hofmiller qui n’éprouve aucun sentiment amoureux pour la jeune fille (dit-il) et va, de maladresse en maladresse finir par accepter de faire semblant de l’aimer ? En familier de Freud avec lequel il entretint une correspondance durant plus de trente ans, Zweig fouille les secrets de l’âme humaine, mettant également au jour différents secrets de famille. Ainsi, apprendra-t-on, le baron, un juif, a établi fortune et titre de noblesse sur une forfaiture qu’il rattrapera lui-même il ne sait trop pourquoi, etc. Est-ce par pitié ou par lâcheté (son envers) que le lieutenant fera croire à la jeune fille qu’il l’épousera, la menant inexorablement, lorsqu’il devra la quitter, vers le suicide…

Le roman de Stefan Zweig, on le savait, est passionnant ; le spectacle élaboré par McBurney lui rend magistralement justice. Les comédiens se partagent le récit, interviennent et apostrophent ceux chargés d’interpréter les personnages ; une sorte de dialogue s’établit entre ces derniers et les récitants. Différents niveaux de jeu s’entrelacent et nous mènent subtilement dans les profondeurs de l’âme décrites dans le roman. À ce jeu il faut des interprètes de première grandeur : Simon MacBurney les a trouvé à la Schaubühne de Berlin que dirige Thomas Ostermeier. Robert Beyer, Marie Burchard, Johannes Flashberger, Christof Gawenda, Moritz Gottwald, Laurenz Laufenberg et Eva Meckbach, il convient de tous les citer, sont impeccables dans un environnement spatial ouvert et dépouillé (signé Anna Fleischle) qui permet à l’imagination du metteur en scène de se déployer à son aise – vidéo et conception sonore sont remarquables (Will Duke et Pete Malkin) –, mais toujours dans la plus grande justesse par rapport à l’œuvre de Stefan Zweig.

Jean-Pierre Han

La Pitié dangereuse de Stefan Zweig. 
Mise en scène de Simon McBurney. 
Festival d'automne. Présenté aux Gémeaux de Sceaux.

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