Guy Tirolien dans l’enseignement au lycée par Ronald Selbonne

Publié le 31 octobre 2017 par Halleyjc

Enseigner la littérature c'est ouvrir à la fois sur la beauté et sur le sens. Le texte littéraire, en effet, est à considérer comme une circularité ininterrompue entre forme et fond. Comment dès lors faire accéder à la beauté ? Comment faire correspondre le sens qui déjà n'est plus seulement du sens ?

J'ai presque envie de dire qu'enseigner c'est transmettre des " mots doux ". Pourquoi des mots doux ? Je crois qu'on ne peut donner avec passion que ce qu'on a acquis, que ce que l'on vit avec passion.

Cette force de l'amour capable de faire s'ouvrir demain comme disait le poète dans " Crédo " est au cœur de la transmission des mots.

Laissez-moi donc vous conter d'abord ma passion pour Guy Tirolien.
Comme un murmure de mots doux...

Au début furent les récitations notées précieusement dans les cahiers d'écolier :

" Seigneur je ne veux plus aller à leur école, faites je vous en prie que je n'y aille plus [...]
Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés qui longent vers midi les mares assoiffées "
et Marie-galante oblige " Redécouverte " avec les " Trois-Ilets " et la " Grande-Anse [...]
et derrière le Fort les bombardes rouillées ".

Ces mots soudainement résonnaient en moi par leur familiarité, ou plutôt par la familiarité des choses évoquées. Dans mes pérégrinations saint-louisiennes, j'étais l'enfant dont les rêves endossaient les pas lyriques et qui " préfère [...] l'heure où la lune amoureuse parle bas à l'oreille des cocotiers penchés ".

Il y avait comme une reconnaissance sensuelle : c'était un peu comme si cette parole avait été écrite pour moi.

En dehors de l'école, un autre passeur de mots a permis ma rencontre avec Tirolien : il s'agit de Joss Lubeth. Professeur de philosophie et de français exilé à Saint-Louis, j'avais pris l'habitude de faire avec lui le tour de la commune au cours de discussions aussi riches que variées.

Jeune lycéen, c'est avec plaisir que je renouais notre connivence à chaque vacance. Par un soir, le dos tourné aux lumières du stade de Bergevin qu'on apercevait par beau temps, il me sortit :

" tes seins de satin noir frémissant du galop de ton sang bondissant... ".

Surprise, j'étais incapable de lui restituer l'auteur. Je crois avoir éprouvé la honte de ma vie quand il annonça le nom de l'auteur.

Depuis ce jour, je me suis juré que je serai imbattable en Tirolien.

L'homme, quant à lui, je ne l'ai approché qu'une seule fois, lors des législatives de 78. Il tenait une conférence sur le marché de St Louis. L'enfant d'une dizaine d'années qui écoutait n'a retenu que deux choses : le monsieur des poèmes parlait bien et il avait les dents jaunies par la cigarette.
Plus tard, élève au Lycée de Baimbridge, je remplissais des pages de questions à poser au poète le jour où j'oserais gravir les marches de La Treille. Ce jour n'est jamais venu.

" nudité riche " ?

Certains chercheurs en pédagogie estiment qu'il n'y a pas de textes difficiles ou faciles en soi mais qu'il y a des niveaux de lecture adaptés au public qu'on a en face de soi. Cela tombe bien car avec Tirolien la simplicité s'impose de prime abord. Cette simplicité lexicale, syntaxique est une bonne clé pour l'enseignant.

Pensons à la remarque de Jack Corzani à propos de la poésie de Tirolien: " Il est plus difficile d'être un poète facile qu'un poète abscons ".

Cela signifie qu'il y a simplicité apparente : une simplicité d'accès dirions-nous, car au-delà de la porte d'entrée se cache une grande densité. Tirolien ne parlait-il pas lui-même de

Une fois le poème mis à nu, on voit se dévoiler floraison de métaphores, d'allitérations, d'assonances : " Et ma race aussi vivace que l'acacia coriace qui pousse à St Domingue ", par exemple.

Il ne s'agit pas bien sûr de faire du texte une simple illustration de notions d'analyse littéraire mais il faut bien remarquer qu'avec Tirolien le vers est travail d'orfèvre et qu'il convient de relever les traces et la précision du travail accompli sur la langue.

Paul Valery disait à peu près en ces termes que le lion, après tout, n'est fait que de gazelles digérées. La digestion chez Tirolien est une chose très importante. Ses textes se font l'écho de toute la poésie qu'il a accumulé. Il y a par exemple une relation privilégiée avec St John Perse :

Cas d'école : une étude de " Adieu " Adieu foulards " .
  • Feuilles vivantes au matin est un vers de Perse
  • le poème dédié à son ami Paul Niger est fait en grande partie de citations de Perse.
  • Et enfin, on notera les italiques utilisés dans les poèmes de Feuilles vivantes au matin. On se rappellera l'insistance de Perse à publier ce poèmes en italiques.

Nous sommes au cœur d'une intertextualité dont il n'est pas négligeable d'entretenir nos élèves afin de leur faire prendre conscience que l'on écrit bien qu'après avoir bien lu.

En fait, la plus grande difficulté pour l'enseignant, c'est de ne pas pouvoir disposer de l'œuvre intégrale pour cause de non-réédition. En ce qui me concerne, le poème que j'étudie le plus est sans conteste " Adieu " Adieu foulards " " : sa qualité formelle et son projet d'écriture condensent bien la poésie tirolienne.

Intro :

Guy Tirolien (1917-1988) poète guadeloupéen appartient au courant de la Négritude... Les voix de la Négritude ont dû battre leur plein pour couvrir les langoureuses mélodies aliénantes et aliénées des écrivains doudouistes, ou comme les appelle Léon-Gontran Damas des " touristes de l'intérieur ". Au calme des susurrements d'un Daniel Thaly succède la Tempête du cri césairien. Tirolien ne pouvait que se joindre à cette dénonciation. Son poème " Adieu " Adieu foulards " " tiré de Balles d'or (1961) est une réponse à la chanson doudouiste par excellence " Adieu foulards, adieu madras " dont le compositeur serait M. de Bouillé, gouverneur de la Guadeloupe (1769); laquelle chanson met en scène une doudou suppliant un officier français d'intercéder en faveur de son amant, un marin français. Ce poème n'est pas un pamphlet mais se donne comme une subversion qui lie esthétique et idéologique ; cette subversion aboutit à un véritable art poétique.

1) subversion du topos doudouiste
Les 3 premiers quatrains sont faits à la manière de. Tirolien pour monter la facilité et surtout l'artificiel des lignes doudouistes acceptent leurs thèmes, leurs structures ; en fait, il fait semblant de les accepter. Ce qui frappe d'entrée c'est la rigueur formelle de ces quatrains, l'auteur adopte l'alexandrin sauf dans le 1er vers où l'on compte 13 syllabes mais on pourrait en mettant en facteur le " Non " qui serait alors commun aux deux autres strophes, considérer que nous sommes en présence d'alexandrins (le non = redondance du titre, autre titre, sous-titre). Ce premier mot mis en facteur est comme le symptôme d'une stratégie virale : pénétrer la cellule doudouiste pour mieux la faire exploser.
Au vers 8, T. montre que la leçon est bien apprise avec une rime à l'hémistiche. Nous sommes bien en présence d'une parodie.
Le vocabulaire employé montre une dominante d'un champ lexical de la douceur : miel, sucre envol reflet, lune caresse, suave, ... Il recrée l'univers doudouiste. Il utilise pour mieux les dénoncer les clichés des ces chansons et poèmes : " cristal pur des rires ", " piments des baisers ", " tapis d'azur ", " suaves alizés " mais aussi les muses de ces " poèmes faciles " : Ninon ou Amélie. Le monde doudouiste est un monde féminin : la femme comme sensualité et objet de désir mais aussi et surtout un monde chosifié : les doudous sont en miel , ont à peine la parole (elles soupirent) ou sont couchées comme des " odalisques ", cette référence picturale (cf tableau d'Ingres) pose en fait le monde doudouiste définitivement dans le passé, dans les " musées de l'exotisme " (expression de Tirolien dans le poème " Ghetto ") : ce qui est accentué par la prédominance du futur simple encadré par l'expression anaphorique " nous ne ... plus ".

Guy Tirolien ou la germination mélodique.

Tirolien en employant le " nous " inscrit son discours dans une histoire : il sait la force de l'assimilation et il sait surtout sa permanence dans notre histoire, donc il assume aussi ce passé tout en proposant une nouvelle voix/voie.

2) Un art poétique
Les 3 dernières strophes cassent le jouet formellement doudouiste fabriqué par l'auteur : quintil-quatrain-tercet. Au non succède le oui : absence du non + absence de la tournure négative. Si le monde rejeté était immuable (4 quatrains), celui annoncé est mouvement (5+4+3). Le poète se libère d'un carcan formel et idéologique : le grand alexandrin n'est plus maître du monde. A la parole figée dans des " soupirs ", des " plaintes ", des " romances ", des " poèmes faciles ", Tirolien préfère le " bouquet de cris ", " le message de feu ", les " mots de soufre ", car pour lui il s'agit de réveiller les consciences. Il faut d'abord brûler les " idoles pourries ", jeter les mots de miel/ mots de mirage : le feu (ardente, flammes, rougeoieront, boucans, sanglante, feu...) invoqué est un feu purificateur, annonciateur d'un monde nouveau.
La violence de Tirolien semble plus une violence du discours qu'un véritable appel révolutionnaire : il annonce la parole future. Tirolien tempère cette violence par 2 pauses : vers 18 et 22. Le vers 18 (" et dans la paix bleutée des aubes caraïbes ") pourrait aisément trouver place dans le monde doudouiste. Le poète veut-il signifier qu'il y a des choses, des mots qu'on peut sauver de l'ancien monde ? L'art poétique repose sur une philosophie, aussi a-t-il construit son discours comme une dialectique : antithèse (trois premiers quatrains), thèse (quintil et quatrain), synthèse (tercet). La synthèse nous est proposée par l'oxymore " nudité riche " qui pose une autre réalité en collant les contraires. Le poète nous invite à la naissance d'îles autres, à la fois " azur " et " feu " c'est-à-dire pleinement riches d'humanité.

Conclusion : Tirolien sait " l'azur menteur de la mer caraïbe " mais il sait aussi les saveurs de l'art, donc il avance un cri mélodieux. Son art n'est pas aveugle à la réalité, sa clairvoyance n'est pas sourde à la poétique. En mettant en exergue une citation de Jacques Roumain, il appelle à lui les forces qui comme en Haïti ont permis un recentrage du regard capable de briser les mots et les maux du " bovarysme tropical " selon l'heureuse expression de Jacques Stephen Alexis.

N'en déplaise aux exécuteurs testamentaires de Lagarde et Michard, nous osons proclamer que jamais poète de langue française, quel que soit le siècle considéré, n'a atteint un tel degré dans le génie de la mélodie. Tirolien allie l'ondulation somptueuse d'un Perse à la rythmique nègre et la simplicité d'un Damas. Si Césaire est parole de l'Impératif, Tirolien est celle de l'Indicatif. Césaire ordonne, prophétise ; Tirolien scrute le quotidien en changeant " en mélodie les tumultes du monde ", saisissant au vol " la germination muette des réponses là même où la question n'est pas encore posée ". L'un est fleuve en furie, l'autre est chuchotis de rivière parcourant l'en-bas-bois.

" Griot glapis ton chant strident/
voici voilant le cri des circoncis/
la polyrythmie tendre des pilons "
" et ma race aussi vivace que l'acacia coriace qui pousse à Saint-Domingue " " glouglou du sang/
glissant sur les courants puissant /
du fleuve Mississipi "

" J'eusse goûté un langage qui ne fût sens ni rythme,
et pas même musique mais chuchotis de sève au cœur rocheux des mots/
plus discret mille fois et doucement obsédant /
que l'image d'un rêve se mouvant dans un rêve "
.

Cette conscience du son, celle qui fait de la poésie un modelage de la langue, une distillation des mots, s'exprime à travers les nombreuses occurrences des vocables rythme et mélodie qui soutiennent- au sens vertébral- véritablement l'œuvre poétique de Guy Tirolien.

" l'eau musicale des chansons " : " La musique était ma détermination principale ; dans les poèmes, après le rythme, c'est la musique [...] Je suis pris par certains rythmes envoûtants.
Je ne peux pas faire un poème sans me mettre en état de rythme [...]
Le rythme c'est le monde, c'est le cosmos "

Plus qu'un simple motif, rythme et mélodie sont comme deux notes créant le rythme et la mélodie dans un environnement où dominent souvent allitération et assonance :

" oyez ces cocotiers crier cokiyoco /
quand les grêles grillons d'une voix de crécelle/
aiguisent leur refrain "
.

Le poète avoue sans détour dans des entretiens sa passion viscérale pour

(Guy Tirolien, De Marie-Galante à une poétique afro-antillaise, éditions caribéennes-GEREF Université Laval). On remarquera que l'auteur guadeloupéen qui dans sa poésie qui dans ses interviews ne semblent pas faire de distinction nette entre rythme, mélodie et musique. On s'accordera à dire que le rythme est premier chez Tirolien, et que la mélodie est " rythme au sein d'un rythme " quand le poète " guette l'arôme et la saveur des mots dans les virages du langage ".

Cette fixation musicale est loin d'être un cache-réel. Bien au contraire, Tirolien sait la distance entre le simple message et la poésie : il revendique cette haute poésie qui serait comme cette circularité ininterrompue entre forme et fond :

" Tire de ton balafon la chanson de ton sang ;
ensemence ta nuit, et les chiens se tairont "
.

Le rythme se veut donc sanguin, paroles de tambours rassemblés " en un bouquet de cris à briser le tympan de nos frères endormis ".

Tirolien n'oublie

  • ni " les désirs rouges réchauffant les nuits d'Alabama ",
  • ni l'Afrique " âme du noir pays où dorment les anciens ",
  • ni la Guadeloupe " dent mal chaussée dans l'éclatant dentier Caraïbe ".

Il ne s'agit pas, on l'aura compris de " suaves mélodies " pour " doudous de miels déployant leurs foulards sur nos plages de sucre " mais d'une mélodie qui maintient l'homme en sa digne germination.

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Ronald Selbonne

Un et un font... un... Crédo de Guy TIROLIEN.

CREDO
I have my own pocket Credo
but don't you repeat it to the gossipy winds
or to the passing crowd
people would laugh at you
I believe
that the sun is an egg of light
laid by the night
that prayer rains down as a shower of fruits
into the basket of our offered hands
that stars are burning souls
that the earth is an orange to quench God's thirst
that flowers ramble up the windows
to comfort a crying child
that a stone is a tree
that refuses to grow
that goodness is the country where you can land
only after leaving all your luggage
at the customs of suffering
that one and one are one
even in the throes of pleasure
that the perfume of sacrifice
grows the flowers of art
and that by the force of love
tomorrow will be born.