Spécialiste de Roger Vailland (Roger Vailland, Libertinage et lutte des classes, Le Temps des cerises, 2008), Franck Delorieux est l’auteur de Ils (Le Temps des cerises, 2010), de La Fabrique des fleurs (Editions Galilée, 2013), de Les Saisons (Gallimard, 2017) et de Petite suite antique (Au coin de la rue de l’Enfer, 2017). Dans ce nouvel ouvrage, il n’invite pas cette fois les dessins de Gianni Buratoni, de Bernard Moninot ou les gravures de Geneviève Asse à accompagner ses textes. C’est en tant qu’écrivain mais aussi en tant que photographe que Franck Delorieux s’exprime. Cette œuvre d’un élégant format (31 X 23 cm) réunit en effet une cinquantaine de photographies introduites par un très beau texte, aussi érudit que sensible.
Les corps, que Franck Delorieux s’approprie par la photographie, sont d’une part celui d’un bel adolescent de pierre sculpté en 1548 par un artiste de 17 ans, Pierino da Vinci, neveu de Leonard, disparu alors qu’il n’était qu’au début de son œuvre, et d’autre part celui d’un jeune maghrébin nommé Samir, à peine sorti de l’adolescence, et dont la danse exprime des forces vives. Il s’agit donc d’images de corps masculins immortel et mortel, qui vont s’imprimer sur « des surfaces de lumière visible », dialoguer, et entrer, par le bonheur de l’acte photographique, dans une singulière résonance.
Devant la sculpture du jeune éphèbe, souvent visitée au Louvre, le photographe se plait à rêver. Et la pierre soudainement s’anime, la main de l’adolescent se pose sur le crâne du photographe et sa tête glisse vers le ventre de celui-ci, « plus bas que le ventre ». Le corps désiré se dessine à la pointe frémissante des doigts. La possession de « ce messager de nacre » n’est nullement concrète. « Ce faon, je voudrais le posséder non pas d’une possession matérielle, écrit Delorieux, mais tout autant physique que morale. »
Alors que Samir s’exprime et tout entier vit, « moitié oiseau, moitié sensibilité et moitié discours, moitié aplomb et moitié déjà dans la détente ! », le jeune adolescent de pierre est également sur le point de prendre son envol. Tel l’Indifférent de Watteau selon Claudel, cet « avant-courrier de l’Aurore », se prépare lui aussi à danser.
Devant l’objectif du photographe, le jeune maghrébin « enlève d’abord sa chemise pour donner au jour son torse ambré ». Tout à sa danse occupé, il offre un sourire qui « découvre des dents blanches » dont l’éclat se lit « aussi bien dans les yeux que dans la bouche. » Dansant sur une musique orientale qu’il s’est choisie, le visage de Samir « exprime la joie. » Le corps se donne dans l’extase de cette liberté, dans la liberté de l’extase. Fasciné, le photographe ne dirige pas la danse, n’oriente pas la chorégraphie, ne contraint pas la pose mais se laisse fondre « dans la conspiration générale des mouvements. »
Au fond, dit le poète-photographe, « je ne sais pas ce que je vois quand je vois un nu : mon sexe bandé voit-il pour moi ? Et quand mon sexe cesse de se tendre ? Je dois attendre l’image, celle que j’imprime dans mon bureau-caverne où les ombres de mes désirs entrainent les ombres de mes souvenirs dans quelques pas de danse. »
Alors, à la danse sur le point de naître de l’éphèbe de pierre et à celle bien réelle du jeune maghrébin, répond une autre danse, celle du photographe tournant autour d’eux, les enveloppant d’un noir de lumière. « Le noir de l’Etoile », aurait dit Gérard Grisey. N’assistons-nous pas, en effet, comme chez le compositeur, à l’apparition soudaine d’une infinité de signaux astronomiques, à la naissance d’une pulsation lumineuse, à la découverte d’un espace acoustique et visuel, qui, à l’insu des protagonistes, mais par la grâce de leur union, sont soudainement exprimées ?
Marc Sagaert
Le Rameau vert, de Franck Delorieux. Editions Helvétius, 77 pages, texte et photographies, 30 €.