Présidentielle au Chili : décryptage avant le premier tour

Publié le 18 novembre 2017 par Anthony Quindroit @chilietcarnets

Franck Gaudichaud, enseignant-chercheur à l’université Grenoble-Alpes, spécialiste du Chili, fait le point avant le premier tour de l’élection présidentielle (photo DR)

Ce dimanche 19 novembre 2017 se tient le premier tour de l’élection présidentielle chilienne. Michelle Bachelet ne peut se représenter. Et même si la Constitution le lui permettait, pas certain qu’elle aurait été réélue de toute façon : elle qui était revenue triomphante à la Moneda après le mandat du très à droite millionnaire Sebastián Piñera quitte cette fois le palais présidentielle la queue basse. Ô, le pays, économiquement parlant, se porte bien. Mais les grandes réformes que les Chiliens attendaient sont restées à l’état au mieux embryonnaires, voire inexistantes.
Alors, qu’attendre de cette présidentielle ? Franck Gaudichaud enseignant-chercheur à l’université Grenoble-Alpes, spécialiste du Chili – il est l’auteur, notamment de Chili 1970 – 1973, mille jours qui ébranlèrent le monde, ou du plus récent Chili actuel, gouverner et résister dans une société néo-libérale – fait le point à quelques heures d’un premier tour qui s’annonce sans grand suspense puisque Sebastián Piñera – de retour – est pronostiqué largement en tête…
Quel est le contexte de cette élection présidentielle ?
Franck Gaudichaud :

  • « Sur le plan politique, Michelle Bachelet termine son mandat avec une baisse de la popularité très importante si on la compare au début du mandat. Elle est revenu à la Moneda avec plus de 60% d’opinions favorables. Là, elle est en dessous des 27-26%… Il y a l’usure du pouvoir [et aussi des scandales qui ont frappé son entourage, NDLR] et une forte déception de sa base électorale sur des points importants, comme la réforme du système éducatif par exemple, ou la réforme constitutionnelle. »

Ce sont deux serpents de mer… Comme si, durant ce mandat, il n’y avait rien de changer. Il y a bien, sur le plan sociétal, quelques avancées, petites, sur l’avortement – limité – ou pour les couples homosexuels. Mais, sur le fond, le Chili n’a pas bougé alors que les attentes étaient fortes.

  • « Il y avait un débat au moment de l’élection de Michelle Bachelet pour savoir si cette nouvelle majorité [Nueva Mayoría, le parti créé en 2013 et qui a porté Michelle Bachelet au pouvoir pour son second mandat, NDLR], à savoir notamment la Concertación avec le Parti Communiste allait incarner plus la rupture ou plus la continuité. Moi, à l’époque, je disais que ce serait avant tout la continuité. Michelle Bachelet, ancienne ministre, dirigeante du PS, dirigeante de la Concertación… A l’époque on me disait « Mais non, vous ne comprenez pas à quel point ça incarne un renouveau ». Mais si on fait le bilan, c’est la continuité et le modèle du consensus à la chilienne qui ont primé. On le voit avec les consensus au sein de la coalition du gouvernement avec des secteurs très conservateurs et les consensus à chercher avec le parti communiste, les consensus à chercher au parlement où finalement on retrouve le poids de l’héritage de la transition démocratique négociée qui plus de 27 ans après la transition se fait toujours sentir… »

Un héritage ressenti jusque dans la constitution qui n’a pas changé depuis Pinochet. Que Michelle Bachelet ne se soit pas attaqué à ce dossier très attendu, ça ne joue pas en sa défaveur ? N’a-t-elle pas su prendre le pouls de la société ?

  • « Il y a eu les grandes mobilisations [pour la gratuité de l’éducation notamment, NDLR]. Celles de 2011 ont été un tournant en termes d’attente et de revendications à une échelle large de la société. Maintenant, c’est aussi la question des fonds de pension et des retraites qui est au cœur de la mobilisation depuis des mois et des mois. Sans oublier toujours cette question du système d’éducation aux mains du marché… Et on voit une classe politique et un caste politique qui restent enfermées dans ces certitudes, même au-delà des différences partisanes. Il y a un socle commun qui fait qu’ils ont du mal à remettre en cause une vision subsidiaire de l’état, la place du marché au centre de la société. Les noyaux durs de tout ça, c’est la constitution, amendée mais pas remise en cause, et les grands services sociaux largement marchandisés ou vraiment destinés aux seuls plus pauvres. »

La jeunesse se mobilisent, il y a des mouvements sociaux… La société chilienne crie son envie de changements. Mais on annonce une forte abstention… Les Chiliens sont désabusés ?

  • « Le taux d’abstention record que va connaître le Chili est aussi lié à un rejet du système politique tel qu’il fonctionne. Une partie des citoyens ne voit pas d’alternative dans les partis qui peuvent s’opposer. C’est un vrai problème pour la gauche, y compris pour Beatriz Sánchez du Front Ample [El Frente Amplio, coalition de plusieurs partis de gauche, NDLR], qui prétend incarner une alternative au bipartisme, une nouvelle majorité face à la droite. Mais l’abstention pour eux c’est un ennemi mortel : eux, ce qu’ils veulent, c’est mobiliser les abstentionnistes pour montrer qu’une alternative est possible. »

L’abstention profite donc surtout à la droite ?

  • « Au Chili en tout cas, c’est confirmé, et reconfirmé par toutes les enquêtes. Sebastián Piñera a intérêt à ce que l’abstention soit la plus haute possible, parce que, par contre, son électorat va se déplacer. »

C’est tout de même surprenant. Sebastián Piñera a quitté la Moneda avec une mauvaise image. Pourtant les électeurs ne se mobilisent pas contre lui et préfèrent le laisser revenir. Où est la cohérence ?

  • « C’est l’un des vrais problèmes. Il y a une société remobilisée, avec de grands mouvements sociaux depuis déjà 2006, un rejet assez important de la classe politique traditionnelle et du modèle économique. Mais sans que cela ne traduise politiquement et sans que ceux qui prétendent incarner ce changement de politique arrivent à le traduire politiquement. C’est toutefois relatif : la question du Front Ample n’existait pas il y a dix-huit mois et aujourd’hui c’est la troisième force politique du pays. Donc il y a des changements en cours, mais on n’est pas face au tremblement de terre que l’on avait annoncé avec peut-être Beatriz Sánchez au second tour… »

Parmi les candidats, un pinochetiste revendiqué : José Antonio Kast. Le Chili n’en a donc pas fini avec cette époque ?

  • « Même s’il y a de grandes évolutions, le poids des héritages est toujours là. La Constitution reste un exemple. La grande impunité qu’il y a encore depuis la dictature et qui se transforme en impunité biologique… Peu à peu on ne pourra plus les juger : ils meurent les uns après les autres ! Et le modèle économique toujours au cœur de la société chilienne fait qu’on peut même avoir en 2017 un candidat qui se revendique de Pinochet, même s’il sera minoritaire dans les urnes. Parce que l’intelligence de Sebastián Piñera c’est de dire « C’est du passé ». Il insiste sur le fait que lui a voté « Non » à Pinochet en 1988, donc il incarne la nouvelle droite moderne démocratique… Mais non, ce n’est pas encore du passé. La chape de plomb est là, elle a été fissurée mais pas détruite. »

Quels sont les grands enjeux du nouveau président pour que l’économie reste en forme et que le pays avance ?

  • « Le problème c’est que l’on a l’impression que l’on se répète d’un mandat sur l’autre. Mais l’une des questions clés, c’est le système des fonds de pension et des retraites qui est la colonne vertébrale du système économique chilien : il participe à la financiarisation de l’économie et il est en crise. Les retraités, dans les prochaines année, n’auront même pas de quoi survivre ! Michelle Bachelet a mis en place un système de minimum vieillesse mais il est très bas. Et Sebastián Piñera, lui, dit qu’il veut continuer avec le système de fonds de pension généralisé. C’est un vrai problème qui va créer des conflits si Sebastián Piñera est élu. Il y a déjà eu de grandes mobilisations et elles vont se maintenir car on est dans du concret avec cette vague de retraités qui arrive. Et que va faire Sebastián Piñera face au début de l’application du nouveau modèle éducatif proposé par Michelle Bachelet, c’est à dire la gratuité mais avec une subvention de l’État au secteur privé. Va-t-il maintenir et continuer pour arriver, comme le voulait Michelle Bachelet, au 80% d’étudiants subventionnés ? Ou va-t-il le bloquer, comme c’est le cas aujourd’hui, aux classes les plus pauvres.
    On l’imagine mal allant dans le sens de Michelle Bachelet… Clairement, les soutiens de Sebastián Piñera ont combattu le projet, ça va être bloqué… Et la troisième chose, c’est la réforme constitutionnelle… Là, pareil, ça paraît peu probable que l’on assiste à des avancée de ce coté-là car la droite revendique la grande stabilité que permet la constitution de 80 tout en mettant en avant la réforme des scrutins pour les législatives qui permettrait une plus grande démocratisation du parlement puisqu’il y a une dose de proportionnelle appliquée à ces élections. Donc si c’est Sebastián Piñera, on sera dans la continuité mise en place… »

Il y, pour cette élection, huit candidats, dont un qui a marqué les esprits au scrutin de 2009, Marco Enríquez-Ominami . Mais il semble ne plus réussir à revenir sur le devant de la scène ? Il n’y a pas de véritable alternative au Chili ?

  • « En tout cas, pas MEO car sonn positionnement n’est pas clair : il se pose en alternative au bipartisme de la majorité mais il donnait l’impression de préparer son intégration à la majorité… Non, du côté des nouveautés, à l’extrême gauche, il y a Eduardo Artés, crédité de moins de 1%, qui incarne une vision orthodoxe voire stalinienne même si son programme social est tout à fait développé… La vrai nouveauté c’est le Front Ample, parti issu de dirigeants étudiants actifs en 2011 qui sont devenus députés (Gabriel Boric et Giorgio Jackson), avec la conquête de la mairie de Valparaíso, la deuxième ville du pays ! Et là, ils passent à un stade supérieur en présentant des députés et une candidate à la présidentielle. Ils jouent dans la cour des grands. Il faut regarder de près combien de députés ils vont gagner. Probablement huit ou dix. Déjà, ce serait un événement politique. En dehors des grands partis politiques commencent à apparaître un parti issu des mobilisations de 2011 et qui prétend – même si j’ai des doutes sur cette capacité – mettre un coup de pied dans la fourmilière et pousser vers des réformes réelles. »

Un peu comme une « France Insoumise » à la chilienne ?

  • « Si l’on veut comparer, oui, Podemos, France Insoumise… Une gauche qui se veut alternative mais qui en même temps s’inscrit dans le jeu institutionnel, électoral tout en essayant de garder un pied dans des mobilisations sociales avec un programme clairement anti-néo-libéral. Mais, par exemple, l’idée de la nationalisation du cuivre, point de programme historique de la gauche chilienne, n’apparaît pas dans le programme de Beatriz Sánchez… »

Comment définiriez-vous chaque candidat ? Alejandro Guillier, le candidat de la Nouvelle Majorité ?

  • « Un journaliste venu à la politique. »

Sebastian Piñera ?

  • « Un multimillionnaire qui défend les siens ».

Beatriz Sánchez ?

  • « Le pari anti-néolibéral d’une nouvelle gauche ».

Carolina Goic, du parti-démocrate chrétien ?

  • « Une conservatrice en rupture de ban ».

Eduardo Artés ?

  • « Orthodoxe amoureux de la Corée du Nord ».

MEO ?

  • « Social-libéral en perdition ».

Alejandro Navarro, du parti de gauche País ?

  • « Encore candidat… »

José Antonio Kast ?

  • « Pinochetiste rance… »

Que voyez-vous au second tour ? Sebastian Piñera en tête et qui ensuite ?

  • « Guillier. Une confrontation classique finalement, c’est ce que je crois. Au début de la création du Front Ample, il y avait plein d’articles dans la presse qui le voyait au second tour. Mais la campagne avançant, on est revenu à une certaine « normalité. Déjà s’ils arrivent à faire autour de 9, 10% et à rafler huit ou dix députés ce sera un très beau score dans le cadre du Chili actuel. »

Et une abstention forte ?

  • « Très forte, autour de 55%, même plus ! Donc un président mal élu. »

C’est d’ores et déjà un mandat perdu pour le Chili ?

  • « De mon point de vue, on a besoin d’une assemblée constituante, de la reconstitution de vrais services publics d’éducation, de santé… Donc, de ce point de vue-là, je crains que oui, ce soit déjà un mandat perdu. »
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