(Note de lecture) Séverine Daucourt-Fridriksson, "Dégelle", par Yves Boudier

Par Florence Trocmé

Voici un livre singulier, au sens premier du terme, un livre dont la profondeur se mesure à la patience qu’il exige du lecteur fasciné. Un lecteur saisi dès les premières lignes par la magie envoûtante d’une écriture qui se déplie lentement dans le double travail de ses effets, à la fois par un usage rhétorique de la langue fondé sur un mouvement volontaire d’imprévisibilité lexicale jouant sur la plasticité paronymique des signifiants, et par l’exercice d’une syntaxe opérant de fréquentes fragmentations phrastiques. De la sorte, la survenue du sens s’opère-t-elle au fil d’une condensation s’ouvrant sur les multiples confluences de déplacements sémantiques propres à creuser dans le passé, dans le présent de l’écriture, dans les sidérations à venir dont le poème à chaque page tournée donne à voir et plus encore à pressentir-ressentir les douleurs qu’il tente d’effacer. Nous plongeons ainsi dans une matière sentimentale meurtrie aussi bien que pétrie d’une nostalgie, souvent encombrante, que ces modalités d’écriture novatrices rendent sensibles. Quelques exemples pris dès les premières pages de cette descente « à pic dans l’accalmie du temps » en témoignent :
. la langue malaxe des viscères jusqu’à une forme (…)
(…) la chair (…) délitée dans ce geste d’élite d’écrire (…)
(…) corps agrafé par la chorégraphie (…)
(…) couleur brisée du délire qu’une autre (de délices) cicatrise tout en giflant l’invasive et inhumaine virginité (…)
(…) leurs peaux s’incarnent désagrègent l’ogre qu’elle griffe agrippe retenue jusqu’à l’égarement (…)
(…) verbe sauvage perversion d’aveux désaveuglés qui crient me trouvent me joignent , leurs voix invoulues intervenant là : juste
et plus loin :
(…) . elles transpirent d’avoir raté et là retombent retombent, se bercent ? soudain l’une tranche la tresse de l’autre c’est atroce la blancheur de la nuque de ce sang effrité (…)
  
(…) elle écrit un e-mail d’une veine ovale où se vautrent des vœux inavouables et tordus (…)
Ainsi, le livre se déplie-t-il lentement, revient sur lui-même, joue de la spirale, masquant ses ruses pour les convertir en évidences en trompe-l’œil, donnant les clefs des chambres interdites, des replis et cachettes du cœur, des impasses labyrinthiques où les corps parfois se croisent et se blessent les uns les autres, dans un désir d’étreintes devenu l’issue de pulsions que l’on rêve communes et qui s’épurent dans la conscience de l’imposture paradoxalement heureuse de la jouissance. 
. elle aime les montées de syntaxe (failli dire extase) pour accoucher d’un rien (…)
Séverine Daucourt-Fridriksson, au risque d’une lucidité capable de retourner contre elle l’instrument virtuellement létal d’une quête de vérité engagée au plus incarné de l’histoire de soi en miroir de l’Autre, dépasse, au centre même du livre, ce point cruel où toute histoire menace de basculer dans une amnésie mortifère. Il y a une dimension proprement tragique dans ce parcours, dans ses relances courageuses, volontaires, sans illusions solipsistes ni la moindre complaisance au malheur.
Cela tient à un usage lucide et pourtant confiant des possibles de la langue, un usage qui donne une leçon de poésie, au-delà de toute fascination formelle et pseudo esthétique si présente aujourd’hui dans des textes qui masquent leur pauvreté de pensée sous l’élasticité factice d’un formalisme académique. Certes la syntaxe normative est-elle ici brisée, la segmentation syntagmatique usuelle l’est-elle aussi, mais les engendrements inattendus des fragments qui constituent ce que l’on ne peut considérer à juste titre comme des phrases, donnent voix à de surprenants énoncés forts d’une pulsion énonciatrice qui tente de serrer au plus près un vouloir dire complexe et douloureux dont les échos dans la matière même de la langue écrite créent à l’inverse des collisions lexicales et sémantiques rédemptrices.
Seul, on est seul, acquiescement de l’intime. Et cette solitude ici s’exprime en son lieu le plus sensible de la langue, celui de l’usage des pronoms, dotés d’une troublante instabilité, plus encore par la présence de déictiques dont la déshérence référentielle rend particulièrement sensible la douleur sans cesse combattue qui affleure dans chacun des poèmes :
Quête-moi et j’arrive presque avec l’hallucination de ma satisfaction
(…) et paradoxo-paradis la présence enfin du désir où me me me dissous !
(…) ça brûle sur le visage  (tu dis) (tu vois)
 
Séverine Daucourt-Fridriksson exige ce qu’elle sait intelligible des vertus de la langue en poème et elle s’ouvre ainsi à la surprise d’être à son tour portée par les effets qu’offre le risque pris de creuser jusqu’aux limites de l’écriture, effets de découvertes liées au pouvoir salvateur de signifiants qui bouleversent, voire renversent, l’ordre et la marche du monde : Eurydice précède Orphée, qui ne se retourne(ra) pas. Un renversement métaphorique certes, mais qui permet de dépasser les représentations d’un réel sur-présent, de saisir les enjeux incarnés dont personne ne peut ou ne sait se déprendre, se défaire, à commencer par soi.
Dégelle. Rien à dire au-delà du néologisme qui s’impose dans sa clarté. Davantage que le féminin venu d’un pronom sans antécédent personnel visible, c’est le préfixe « dé », que la grammaire normative nomme privatif et qui en l’occurrence prend une valeur opposée, libératoire ou d’émancipation, qui (nous) interroge. Sur ce mode, apparaissent dans le poème « désagrégé », « désaveuglé », « déplissé », dés-emmuré », « défroncé », « déverrouillé », « dépris », « démêlé », comme pour souligner ce « plein-temps du corps dans le mot ». Autant de dépliements, pour ne pas dire de renaissances tentées, « dévisagée par la joie d’être en joue », par la tentation d’une absolution dans « l’immédiat d’un retour aux sources », ou « le paradis de la pulsion pure ».
Le livre est disposé en trois temps plutôt que construit en trois parties. L’interchangeabilité des éléments hante son mouvement d’ensemble.
Un tercet ouvre chacun des parcours et résonne jusqu’à se fondre au suivant pour cristalliser un poème intérieur :
dégelle
(premiers craquements)
elle/lui
dans le phare
(fissure)
lui/lui/le monde
fin
(début de la fonte)
elle/les jours/un autre
Seuls et uniques moments échappant au régime d’une prose poétique dominante, ces trois brefs poèmes (re)lancent les dés et anticipent sur les rares temps où la langue elle-même atteint les limites du dire pour ne plus laisser place qu’aux marques de ponctuation. Rarement ce terme aura connu meilleur usage : ponctuation en effet, autant de points, de pointes, de saillies, d’étonnements dont la violence qu’ils actualisent en imposant l’évidement de la page, souligne une apnée de sens liée à l’envahissement irrépressible et stérilisant de la douleur.
Ces marques graphiques deviennent traces cicatricielles, comme autant d’estafilades, de coups tranchants portés ou de questionnements sans réponse (traçant les frontières d’un territoire sensible où « le temps mis à se déplacer d’un point à l’autre de la langue », « sans cordon ombilical sans langue fixe » révèle « la fermeté du battement aphasique »). Elles signent les limites atteintes du langage en langue, l’effacement d’une « vie sans bords », l’errance « de ses sois morbides céans atomisés », l’insécurité de « cette antre où s’exerce l’usage relationnel premier », la quête d’« un portrait en guise de sens ».
Le livre refermé, longtemps palpitent en soi ces tremblements du désir soumis à l’épreuve du temps lorsque le sentiment d’éternité, qui gouverne l’appétit du vivre depuis l’enfance, fait place aux impasses et aux issues d’une maturité gagnée, toute entière griffée mais greffée à la durée que le réel de la vie impose. Dépassements constants, relances à travers un cheminement achronique : en aucun cas ni à aucun moment le livre ne retrace l’anamnèse d’une souffrance. Il pose les pierres d’un gué pour la traversée d’un cours sans rives ni delta. Comme dans toute vie, impensée et pensée, « tous nous sommes soûls et hors du bain sous le même beau drap ».
Yves Boudier

Séverine Daucourt-Fridriksson, Dégelle. Editions La Lettre Volée, 2017, 124 p., 18€