pas besoin du progrès social.

Par Jmlire

" Debout à côté des valises, ils attendaient la voiture. Jules et Jean partaient en vacances au bord de la mer avec leur mère Mathilde, leur grand-mère Valentine et leur jeune oncle Pierre. Cela saute aux yeux quand on s'attarde sur la photographie : ils étaient riches, privilégiés et éduqués. Qui parmi eux avait conscience que les classes laborieuses n'avaient pas droit à un repos annuel ? Qui imaginait que cette iniquité disparaîtrait et que les congés payés seraient institués pour tout le monde ? Y pensaient-ils ? Étaient-ils capable de juger justes et nécessaires des réformes dont ils n'avaient pas besoin eux-mêmes et qui bouleversaient les pratiques usuelles ? Je me le demande sans connaître la réponse. Les Bourgeois n'avaient pas besoin du progrès social : ils partaient en vacances, ils possédaient des maisons de famille, ils louaient ce qu'ils voulaient où ils voulaient. La famille allait à Blanville ou Bénerville, là où se rendaient aussi les duchesses amies de Marcel Proust qui ne s'y montrerait jamais plus. Étaient-ils amusés d'être en vacances à côté de la villégiature qui servit de modèle à Balbec ? En tout cas l'habitude était prise :

Max Liebermann (Wannsee, Berlin)

Valentine, Gabrielle, Mathilde et leurs enfants commençaient l'été sur la côte normande... L'épiscopat français n'avait pas encore publié son code de l'habillement féminin, en réaction aux maillots de bain, robes courtes et autres exhibitions, mais Mathilde et Gabrielle se montraient plus que décentes, elles étaient carrément élégantes, assises dans le sable avec leurs blouses et leurs chapeaux... Aucune ne se serait baignée. Était-ce même une activité imaginable pour ces dames ? ... pour une fois Mathilde n'était pas enceinte. Elle donnait la main à Jules, remettait droit son bonnet de coton, avant de le regarder jouer avec le sable, sa pelle et son seau. Nicolas se réveillait, elle recommençait de prendre, de câliner et de rajuster, tandis que Gabrielle faisait de même avec ses enfants. Elles étaient deux vies dévolues à fabriquer des vies et rien ne semblait pouvoir interrompre cette vaste fabrique de chair, rien sauf la disparition d'un des deux géniteurs..."

Alice Ferney : extrait de "Les Bourgeois", Actes Sud 2017 https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_Ferney

On peut regretter que les personnages de cette famille à travers les générations ne soient que positifs. Malgré leur particularité, chacun fait avec les défauts qu'on ne peut imputer qu'à son époque et (ou) sa condition sociale : la place de la femme dans la société, le militarisme...

Tous restent dignes et droits dans leurs bottes, tous sont plutôt sympathiques. Pas de salauds dans cette pourtant très nombreuse famille, jamais de "traîtres", ne serait-ce qu'à sa condition, et le personnage de Nicolas qui pourrait faire office d'exception, semble lui aussi rentrer dans le rang après le drame qui s'abat sur lui. Il reçoit lui aussi la médaille qui reconnaît ses mérites, et ses "travers" humanistes et sociaux sont traités presque sur le ton de l'anecdote : tout ça ne peut être bien sérieux.

Il reste pourtant de ce récit à travers un style et un rythme efficace des passages très intéressants sur les guerres postcoloniales, où les questionnements se font jour sur la sempiternelle "grandeur de la France". Le doute s'insinue enfin chez certains d'entre eux. Et surtout il ressort de ce texte une mélancolie grave, presque désabusée face à l'absurdité de l'existence, à son déterminisme, son "continuum" inexorable : " Moins d'une année passe et la machine à aimer s'est remise à tourner, c'est au tour de Louise. Parce que les filles se marient plus jeunes que les garçons..."(p236). " Jules épousa Clotilde.La cérémonie religieuse eut lieu à la fin de janvier, en l'église Notre-Dame-De Grâce de Passy, là où la vie et la mort ne cesseraient de rassembler les Bourgeois. C'était le même escalier, la même porte, les mêmes colonnes, le lieu même où Henri et Mathilde s'étaient unis au sortir de la guerre... Les marches sur lesquelles Mathilde avait timidement posé ses souliers légers s'offraient maintenant aux pas de Jules alors que Mathilde n'était plus. Les marches étaient éternelles, le tapis rouge avait peut-être été renouvelé, la mariée d'antan était morte..."(p165)

Une façon très maline d'agencer le récit, racontant des journées de ci de là en passant d'une époque à une autre sans toutefois perdre le lecteur grâce à beaucoup d'habileté. On ne s'ennuie jamais, ça tourne comme une mécanique bien huilée. Bref, un roman mêlant petite et grande histoire, des personnages lisses mais attachants, voilà une lecture tout à fait recommandable, qu'on ne s'empressera pas d'oublier sitôt le livre refermé.