Mon radeau

Publié le 01 juillet 2008 par Dagobert
- Ah tiens.... , Toi, le futur ingénieur ! Tu serais capable de me dire ce que c'est ?
Maurice tend le doigt vers un gros saule, de l'autre côté de l'étang.
- C'est un saule pleureur, on dirait bien, jette Bertrand après un rapide coup d'oeil. Dis Maurice,
t'as vu ce bordel, dans tes cannes ? C'est tout emmêlé et putain, on va passer plus de temps à les préparer, qu'à pêcher. Tu fais chier, hein ! Tu avais dis que tu t'occupais de tout.
Ignorant les reproches, Maurice ne quitte pas des yeux l'étang immobile .
- Je le vois bien que c'est un saule pleureur. Je te parle de ce qui flotte, là. C'est marrant, on dirait presque une flaque de pétrole.
- Peut-être un péquenot est venu vidanger son tracteur... essaye Bertrand, laissant les gaules
inutilisables. Il rejoint son ami, perdu dans sa contemplation.
- Tu vois là, à gauche. C'est quoi,cette merde.?
Les giboulées de Mars on remplit ce trou d'eau, entre les patûres et les vergers.
En ce début de printemps, la berge opposée est un fouillis de ronces. Un grand saule y trône, seul. Sa chevelure, de vert et d'argent, dégouline en mèches molles qui disparaissent dans l'eau saumâtre. De grosses buttes herbeuses, couvertes de graminées, crèvent la surface de l'étang. De derrière une de ces mottes, une tache huileuse se déploie en une membrane noire et visqueuse.
- Ah ouais, tiens. Pouah !, fais Bertrand détournant les yeux. On dirait bien du pétrole. Ça me rappelle l'Erika, tu te souviens ?
Maurice soupire bruyamment et enchaîne, sans ciller.
- Tu parles si je m'en souviens, ...
- Ouais, quelle merde ! On devrait pendre le PDG de Total par les couilles..
- C'est marrant, quand même ! T'as vu ? Oh, Ça fait comme des couleurs d'arc en ciel !, s'exclame t-il avec une joie enfantine, le doigt tendu et tremblant vers la flaque sombre.
- Quoi ? T'es encore là dessus ? Elles sont où, les bières ? , dit Bertrand en s'asseyant sur la glacière.
Dans un soupir intense, comme si on l'arrachait d'une lecture passionnante, Maurice abandonne sa contemplation. Son regard encore rêveur vient balayer la berge où ils se sont installés.
- Elles sont sous ton cul, les bières, ricane t-il.
- Ah ouais, je suis con ! T'en veux une ?
- Bah, ouais !
En ouvrant la glacière, Bertrand reproche :
- Tu fais vraiment chier, Maurice, vraiment. Tu m'as dit que tu avais des gaules ! Ah oui, tu en as.... Mais putain, t'as vu l'état ?
Il désigne les deux cannes qui gisent, plus loin. L'une a ses passes-fils arrachés, son empennage est fendu et, autour de l'autre, un gros paquet de fil noie le moulinet.
- Franchement, t'as vu ? Tu chies pas la honte ! Franchement, je vais pas me pourrir l'après midi à
défaire des noeuds... Et putain, c'est quoi, encore, cette merde ?
Dans la boîte réfrigérée, six cannettes d'alu côtoient un sac de papier brun maculé de terre.
Maurice se penche, au dessus de la glacière.
- Ah ouais. Donne. Ce sont des vers de terre, frais de ce matin ! Tu veux goûter ?
- Pouah, non merci.... allez ! Tchin !
Maurice trinque, bois une gorgée, et s'exclame avec volupté :
- Aaaaaahhhhhhhhh, elle est BIEN fraîche.
Il se retourne brusquement, comme appelé, et ses yeux fouillent la surface de l'étang. Son regard se fixe et il sourit.
- C'est vraiment étonnant, comment ça peut faire des couleurs aussi.... belles ?
Dans un geste ample et soudain, Maurice balance le sac brun rempli d'appâts, qui, telle une boule de boue, s'envole et disparaît dans l'eau.
- Petits, petits, petits.... venez, jolies couleurs ! piaille t-il, extatique.
- J'y crois pas ! Tu viens de jeter les appâts???!!!??? T'es vraiment un connard ! Bon ! Qu'est ce
qu'on fous maintenant ?, s'excède Bertrand.
- Arrête de râler un peu.... Profite !
Bertrand se ré-assoit sur la glacière, il jette un regard morne aux cannes cassées, puis, il le darde, courroucé , sur le dos immobile de son ami. Il reprend une gorgée de bière, la pose entre ses pieds et il s'étreint les mains en grommelant.
Sa mauvaise humeur démonstrative n'atteint pas Maurice.
Il se lève, avec excès.
- Profiter, t'en as de bonnes, toi...!.. Stéphanie accouche dans moins d'un mois et je demande ce
que je fous avec toi, au lieu d'être avec elle. Tu sais comment elle est, en ce moment ? C'est notre premier enfant ! Et elle est chiante comme la pluie....
- C'est pas pour cette raison que tu as accepté de venir, justement ? persifle Maurice. Tu as même trouvé que c'était une excellente idée, que tu avais de besoin de souffler...., d'être loin de ta femme.
- Connard ! Je pensais qu'on irait au Lac de Gurson, moi ! Au moins, y'a un café là bas.. et du
monde ! Et puis même ici, t'as vu l'état de ton matos ? jette Bertrand, pointant un doigt accusateur vers les cannes.
Sans s'émouvoir, Maurice ne change rien à sa pose, le regard perdu sur l'étang.
- C'est vraiment marrant ! Mais qu'est ce que c'est ? C'est pas du pétrole, Bertrand ! Ça brille pas
pareil, ça fait de ces couleurs, je te jure !
La flaque sale s'est déplacée sur l'eau lisse de l'étang. Elle déplie sa membrane peu ou prou, là où à coulé le sac rempli d'appâts. Sa surface huileuse ne fait pas plus d'un mètre de diamètre. Ça ressemble à un toile goudronnée, brillant d'éclats moires comme si elle n'était pas tout à fait sèche.
- Comment elle est arrivée jusque là ?, s'étonne Bertrand.
- Je ne sais pas. C'est beau, hein ? Tu vois, ces couleurs ?
- Non, enfin.... si... un peu. Quand le soleil frappe dessus, peut-être. Je ne sais pas ce que c'est,
mais c'est pas naturel. Et certainement toxique.
- Tu crois ?, s'apitoie Maurice, avant de reprendre, en extase, - en tout cas, c'est d'une beauté...d'une beauté... Ces couleurs, ces couleurs....
- Combien tu t'es enfilé de bières, ce matin ?
- Regarde, mais regarde.
- Allez, arrête de faire le mongol ! T'as pas envie de te barrer d'ici ? Viens, on va au Lac de
Gurson, on louera des cannes à pêche, plaide Bertrand
Tout à trac, il s'exclame :
- Je vais l'attraper ! On va savoir ce que c'est ! Allez, file-moi quelque chose pour l'attraper !
- Franchement, t'est trop con, souffle Bertrand, vaincu, en lui tendant une gaule. Tu ramasses ta merde et après, on y va...
- Ouais, ouais.... tu vas voir.
Le bout de la canne vient affleurer l'eau, et se tend vers la tâche.
- Presque... presque... Venez par là, les jolies couleurs, invite t'il, mielleux.
Bertrand observe sa progression. Un froncement de sourcils vient racornir son visage : la verrue sombre ne vient-elle de se déplacer pour se glisser, sous l'empennage fendu de la gaule ?
- Ah, fait Maurice, avec triomphe, en ramenant sa prise.
La flaque glisse facilement jusqu'à eux comme de son propre chef et vient se ventouser contre la berge, à leur pieds.
- C'est curieux, c'est plus épais que je ne l'imaginais, s'étonne Maurice, cherchant, du bout de sa canne à percer la membrane gélatineuse.
Bertrand s'accroupit
- Tu as raison, je vois... je vois des couleurs ! Ho, c'est beau...de belles couleurs !
- C'est... c'est fantastique....! oh, regarde !
Le centre de la viscosité s'agite et se rétracte. Une dépression vient la creuser comme si un siphon invisible venait de sauter, au fond de l'étang. La membrane malaxe, en tourbillonnant, des rouges acides, des jaunes acérés, des bleus écrasés. Puis elle inverse le mouvement et commence à se gonfler comme une bulle.
- Mais, qu'est ce que c'...., s'extasie Bertrand.
Ses mots sont avalés par la gélatine boursouflée qui éclate dans l'eau, se projetant sur son visage et son torse. Il tombe à la renverse en se griffant violemment la figure. Ses doigts se souillent d'une colle brûlante. Ses hurlements de surprise d'abord et de douleurs ensuite sont étouffés sous ce masque gluant qui le ronge. Une frange de sang vient mousser sous les bords de la morve. Son corps, dissous vif, est agité de spasmes. Ses bras et ses jambes se désarticulent dans une danse aussi violente que vaine.
Maurice, comme sourd et aveugle, sourit. Les couleurs le fascinent de leurs teintes complexes.
- Oh tu as de la chance, boude t-il. Les couleurs, elle t'aiment, à toi ! Oh, elles veulent
devenir tes amies.
Le corps de moins en moins combatif de Bertrand est ramené lentement vers l'étang. La chose qui l'englue dans ses plis gras, le ramène avec effort vers l'eau et finit par l'y faire couler. Dans un sillage de sang, elle entraîne sa prise derrière le rideau complice des branches du saule.
Maurice est rempli d'une jalousie primaire, furieux de ne pas avoir été choisi.
Il décide de rester là jusqu'au retour des couleurs, les si belles couleurs.
Elles finiront bien par se lasser de Bertrand.
Il attend, pétri d'espoir.
Pourvu qu'elles veuillent bien de lui. Comme ami.


Goûts (40)
07 mai 2008
1551 mots
Note : Les fans de Stephen King n'auront pas manqué de remarquer que je m'inspire, pour ce texte, de sa nouvelle Le Radeau (d'où le titre) Je reprends l'entité visqueuse qui, sur un lac, boulotte l'un après l'autre, 4 étudiants insouciants. (Particulièrement jouissive cette nouvelle, vous ne trouvez-pas ?)
Je me l'approprie sans autre raison que d'écrire ce texte pour l'atelier et par là, rendre un hommage à L'Art du conteur et à l'un des maîtres qui me l'a soufflé.