Vulnérable, le plaisir défaillir

Publié le 07 décembre 2017 par Comment7

Fil narratif à partir de : Camile Henrot, carte blanche au Palais de Tokyo – Sofhie Mavroudis, Métamorphoses (bocaux de verre, bas nylon, mousse polyuréthane) – Alain Supiot, Figures juridiques de la démocratie économique, Collège de France – Maison des arts, Fragile Argile, Schaerbeek – Œuvre d’Alexandre Dufrasne (…)

C’est une déclaration d’artiste, lue rapidement dans un catalogue, tout en flânant dans l’espace large d’une exposition alors que le visiteur se fait enquêteur déboussolé, cherche des indices sur la nature des contextes, les tenants et aboutissants, l’origine de ce qu’il a sous les yeux et dont la part la plus importante lui échappe, inévitablement, ça fait partie du jeu, et qu’il doit reconstituer, serait-ce par le biais d’une activité autofictionnelle. Et c’est ce qu’il garde en tête, comme ce que cette exposition lui a laissé de plus concret et constructif, bien après la visite, ruminant le passage, y revenant comme vers une question à instruire sinon à élucider. “Mes œuvres ne parlent pas avec un haut-parleur ou n’ont pas de message. Elles seraient plutôt comme quelqu’un qui articule mal et qui parle très vite, dont on ne comprend pas forcément tout ce qu’il/elle dit. Ce qui importe, c’est ce qu’on ressent et, plus encore, ce que, dans les jours qui suivent la rencontre avec une œuvre, elle peut provoquer comme sensation, comme réflexion, mais aussi comme embarras. C’est notamment pour cela que ça m’intéresse de travailler sur des sujets plus difficiles. » Voilà ce que dit cette artiste, Camile Henrot. Finalement, rien que de très ordinaire. Depuis que l’art existe, probablement qu’ils sont des milliers à avoir dit ou pensé quelque chose de ce genre à propos de la réception de leurs œuvres. « Ce qui importe, c’est ce qu’on ressent », existe-t-il assertion plus banale ? Insister sur ce qu’une rencontre avec une œuvre peut générer a posteriori comme ressentis, réflexions, images ou idées intérieurs, parfois après plusieurs jours ou plus, rien de surprenant, mais c’est toujours utile de le rappeler. Néanmoins, cette incubation n’est possible que si, au moment de la rencontre, une certaine attention est mobilisée, investie, un accueil minimal est réservé à ce qui est vu, perçu, senti sans atteindre pleinement la conscience et l’objectivation, mis en couveuse. Cette artiste précise être encouragée, dès lors, à s’attaquer à des sujets de plus en plus difficiles. Elle n’hésite pas à s’emparer de matériaux sociaux complexes qui, à travers des couches successives de processus, façonnent le sensible et l’imaginaire. Ces matériaux se prêtent peu à une représentation plastique évidente. L’artiste n’échafaude alors rien d’autre, à travers des installations qui peuvent sembler arbitraires, aléatoires, qu’une plasticité de ces phénomènes, une plasticité qui « articule mal et trop vite », qui fait allusion à tout ce qui se trame de déterminant dans un milieu de plus en plus hybride, aux couches hétérogènes imbriquées, mais sans jamais exprimer quelque chose de précis, de clair. A la limite, ce sont de grands dispositifs ambitieux, un peu vides, ratés, mais qui dégagent quelque chose, un rien qui « accroche », précisément par cette possibilité de sentir comment nous sommes enrobés dans une « plasticité qui articule mal et trop vite » qui nous emporte, nous déplace dans un monde de moins en moins maîtrisable et que nous sommes sommés d’accepter comme tel, tout en consommant de multiples choses. Ou ce sont des paysages de sculptures qui convoquent, bien que parlant de situations qui se veulent perpétuelles mais vues d’un angle actuel, des esthétiques d’une modernité ancienne, dépassée telle qu’on imagine l’avant-garde du début du XXème siècle représentée dans une bande-dessinée « ligne claire ». Il y a une sorte de maladresse, de défaut voulu dans la manière de s’emparer des contenus, recourant à des techniques et un genre de formes inadéquats aux complexités contemporaines, excitées et rapides, un décalage quasi temporel qui, du coup, libère un murmure. Ce sont, ces sortes d’œuvres qui « articulent mal et vite » à propos des agencements hétérodoxes de nos milieux associés contemporains, probablement de beaux endroits, beaux ou fatals, pour éprouver et épouser la fragilité de notre présence, du vivant tel qu’il est aujourd’hui irrémédiablement en danger, tel qu’il est notre lot, aux abois.

L’artiste pourrait aborder, par exemple, la manière dont la mondialisation néolibérale adapte la loi du travail aux profits des entreprises, au détriment du social. Mais, pour s’informer sur ces questions, il permet diriger ses pas vers un autre type d’institution. C’est la première fois qu’il entre au Collège de France. Il y a un portique de sécurité, comme au porche de tout établissement public, mais l’accès est vraiment très simple, bon enfant. C’est à peine si les agents effectuent un semblant de contrôle. Même en ces temps de terrorisme et d’état d’urgence, ici, on entre librement, sans barrière, gratuitement. La salle est vaste comme destinée à héberger des réceptions ou des galas. Elle se remplit lentement, mais inexorablement et n’est destinée qu’à la célébration des savoirs. Beaucoup semblent des habitués qui se dirigent sans hésiter vers leur place favorite. Pour le grand nombre, venir ici semble banal, cela fait partie de la vie ordinaire. Ils n’aperçoivent peut-être plus, comme lui, à quel point il s’agit d’un lieu unique, différent. Un technicien s’approche du pupitre, effectue des essais avec l’ordinateur, vérifie les connexions, fait un signe de la main vers son collègue en régie et repart en coulisse. La salle à présent est comble. L’orateur s’avance sur scène, prend place sans cérémonie au bureau, salue simplement et commence le cours, raccrochant les propos à ceux prononcés la semaine passée. C’est un fil continu. C’est une sommité, un grand spécialiste du droit du travail. Le genre de personnalité qui force le respect, en impose, et semble toujours appartenir à une autre sphère d’intelligence humaine. Il ne lui viendrait pas à l’idée de l’aborder pour lui parler. De quoi ? Il est impossible de verbaliser le genre de truc dont il parle. Il peut le lire, l’entendre. Et, du reste, ce n’est pas qu’un grand spécialiste. C’est quelqu’un qui s’engage, qui cherche à rendre compréhensible ce qui détermine le droit du travail et rendre accessible la possibilité de le penser autre. Le droit, ce n’est pas que pour les juristes, on peut s’en emparer, on peut le modifier, on peut dès lors avoir son mot à dire, conforter le processus démocratique, l’infléchir dans un sens ou dans un autre. La voix est calme, mesurée, suit un plan bien établi, respecte un rythme posé, pédagogique, mais résolu à avancer, ne pas rester en place, ne pas laisser les choses se figer. Il écoute, il note le maximum de choses, il essaie que ses inscriptions, à la volée, rendent compte d’une compréhension structurée des propos. Pas simplement une succession de savoirs. Ce n’est pas évident. Il a souvent suivi des conférences en prenant note, mais il n’a jamais été au cours. Il est totalement autodidacte. Ça lui semble étrange, d’ailleurs, d’être à dans un cours. Mais c’est spécial, ici on vient librement, on retient ce que l’on veut, aucune obligation de prouver l’acquisition de connaissances formatées. L’orateur, comme tous ceux qui donnent des cours ici, appartient à l’élite, ce qui se fait de meilleur dans chaque discipline abordée. Ça s’entend. Ce n’est pas un discours de seconde main. Ce n’est pas quelque chose de figé, mort. C’est une pensée en mouvement qui transmet son activité, le résultat de ses mouvements. Il a peur de gaspiller ces minutes précieuses, laisser passer ce qui pourrait le bouleverser. Il se concentre au maximum. Les sièges sont confortables, la lumière douce, la température chaleureuse. Ces cours gratuits ne se dispensent pas dans des conditions misérables, avec décor chiche. Tout est beau, classe. Il en résulte peu à peu une sensation de bien-être comme il n’en a plus connu depuis des années. Une satisfaction d’être qui se conjugue à une grande détente, toute défense s’évapore, et du coup, aussi, tout effet d’enclosure sur soi-même, tout réflexe de se préserver contre tout. Au contraire, ce bien-être l’ouvre, le prédispose à recevoir et à donner, oint de confiance. Voilà, le genre d’instant qu’il souhaiterait éternel, sans fin, immobile, chassant définitivement les inconforts, les doutes, les tensions. Il paraît que ce désir d’un état stable et sans fin, si euphorisant, sécurisant, flirte avec l’instinct de mort, le seul état ne subissant plus aucune variation. Il observe cette attention phénoménale dont il fait preuve le transformer en organisme transparent, ouvert, traversé, recevant et renvoyant ce qu’il reçoit. Il se dit qu’il est capable de cette attention mûrie grâce, notamment, à une série d’épreuves et expériences précédentes, parsemant sa déjà longue existence. Parmi ces aventures figure en bonne place sa dernière relation amoureuse. Il revoit, en surimpression, au fur et à mesure que se déroule le discours captivant du professeur, toutes les effusions de tendresse, de postures érotiques, d’émerveillement devant le don de l’autre, buvant, cherchant à capter ce cadeau total du vivant et bouleversé de vérifier, malgré son incrédulité concernant ce point, l’objet d’une adoration égale. Et ces évocations ardentes ne le distraient en rien du discours savant, au contraire, elles l’aident à métaboliser les idées, les concepts, à boire le flux spirituel restitué par le chercheur, comme du petit lait. Ces postures d’amour, instinctives, fébriles, inventives lui inculquèrent une capacité d’attention supérieure à ce dont il était capable précédemment, une plus grande réceptivité du sensible. Enfin, elles révélèrent en lui cette capacité attentionnelle, il découvrait, au fur et à mesure que l’effet des caresses se désintriquait de leurs interfaces physiques pour devenir bien immatériel, être doté de ce don de soi, et de cette réceptivité avide du don de l’autre, y compris lorsque ce don s’exprime par des concepts, des constructions dites intellectuelles. S’il voulait être plus précis, mais son esprit, curieusement, renâcle et refuse de pousser l’examen aussi loin, il pourrait dire que la marque laissée par tels éléments de l’étreinte, telle image précise de l’interpénétration de leur corps, l’aide à comprendre conceptuellement telle élaboration philosophique, telle démonstration sociologique. Dans le jeu des corps, les détails changent sans cesse, d’imperceptibles contorsions des chairs avivent le sentiment de se posséder mutuellement, ouvrent vers de nouvelles facettes inattendues de la jouissance. Il s’accroche au déroulé bien construit des idées, limpides, tout en revivant le fil de leurs accouplements, presque sous forme de détails et gros plans conceptuels. D’un côté ou de l’autre, l’aiguillon est l’excitation d’apprendre. Le discours résume des avancées intellectuelles, articule des concepts, emboîte des grandes pensées qui, au fil des siècles, construisent l’histoire d’une vision du monde. Il parcourt la biographie et les bibliographies de philosophes, de juristes, d’économistes, il met en forme, il organise un héritage, il donne une consistance au présent à travers l’évolution du droit du travail. Il en donne du moins une version. Il faut garder dans le coin de la tête que certains, issus d’autres camps, interpréteraient différemment. Mais cette version, celle qu’il entend, lui convient, lui injecte de nouvelles volontés d’agir, d’expliquer, de rayonner. C’est cette mélopée d’un esprit au travail qui l’apaise, l’emporte, le réconforte. Elle surplombe sans imposer brutalement, elle diffuse un ronron paternel, vibrant. Au sein de cet apaisement, éphémère – et mesurant combien il lui devient difficile de se procurer réconforts et regains d’énergie – il ne peut que constater combien sa fragilité progresse, combien tout ce qui le fragilise renforce son emprise sur ce qu’il est, ce qu’il peut encore entreprendre, dire, penser. Tout ce à quoi il s’est livré jusqu’ici n’a, au fond, rien fait d’autre qu’accroître sa fragilité. Il n’a plus envie de quitter la salle. Comment pourrait-il s’accrocher, s’incruster ? Comment devenir réfugié, migrant recueilli et héberger dans la salle de cours ?

Tout ce à quoi il tient est fragile, plus ou moins plastique, résistant, se modulant au gré des humeurs, des pressions, des blessures. Comme cette montagne de poudre rouge brique dans la cour d’une maison, prélude à une exposition de pièces multiformes utilisant, de près ou de loin, la terre comme matériau. C’est une forme qui varie selon les intempéries, plus compacte en temps humide et pluvieux, gravée de ruissellements diluant et emportant sa consistance, la répandant au gré de petits ruisseaux cahotant dans les pavés, ou pulvérulente dans la sécheresse quand des sautes de vent soulève sa surface et la disperse en poussières, comme des pollens. L’ensemble se tasse, se déporte, se recentre, s’étale, accueille des graines, des herbes folles, inattendues en milieu urbain. Et puis il y a le va et vient des passants, attentionnés ou distraits, contournant ou empiétant sur la masse rouge, contribuant à la dispersion aléatoire, à la déconstruction et à la métamorphose. La plupart, circulant régulièrement là par nécessité, machinalement, ne voient plus l’obstacle, leurs pas foulent d’autant plus aisément la terre, ne constatant que plus loin, parfois à l’intérieur du bâtiment, sur un tapis ou sur le bois des marches de l’escalier, qu’ils emmènent avec eux une partie de la masse sableuse. D’autres mettent carrément à l’épreuve la malléabilité de ce qui ne peut qu’évoquer pour eux un château de sable éphémère. Ils vont y planter résolument un pied, y mouler une main, balancer un pavé, enfoncer une branche, essayer d’y laisser une marque avant effacement complet du mont. Petit à petit la construction informelle, mais bien réelle, en plein milieu du chemin, à l’instar d’un matériau déversé là par les ouvriers en prévision d’un chantier, se délite, migre vers d’autres existences virtuelles, série d’images que certains cerveaux, témoins proches ou lointains, vont conserver, mélangées à d’autres clichés de plages, les archivant dans la mémoire d’un smartphone. Tout retourne à la terre, sans disparaître pour autant. Mais ce n’est pas exactement cela qu’il pense en découvrant la montagne de sable rouge, il se dit qu’elle ressemble à la présence des vestiges de son amour en lui, pétris. Le toucher suave du sable doux. Présence, éboulements, déplacements, tout ce qu’il pressentait déjà en pressant dans ses bras, en parcourant de ses mains, les formes malléables, mais pas seulement, mobiles, volubiles, de son amoureuse. Se faisant malaxer par elles. Et puis, là, telles qu’elles sont devenues en lui, piétinées, ravinées, dégringolées, filant vers l’informe. Mais conservées au sein de cet informel sableux, cratère terreux.

La cave et ses bocaux, un univers où l’on conserve des provisions pour l’hiver, où l’on constitue des réserves pour les périodes de disette, de crise, casemate où se réfugier, se replier sur l’élémentaire, le minimum vital, et attendre que « ça passe ». Lieu de conservation aussi de vieilleries, de choses qui, oubliées, finissent par témoigner des besoins et réalités d’une période antérieure, dont il est parfois difficile de ressaisir clairement tous les tenants et aboutissants. Mangeait-on vraiment de ces choses-là ? Quel goût cela avait-il ? A partir de quels ingrédients le fabriquait-on ? Mais dans cette cave, les bocaux sont disposés de façon étrange, dans des niches ou pendus dans le vide. C’est un autre registre d’images qui surgit et se mêle aux premières de garde-manger, celui de la cave d’expérimentation loufoques fantasques, de pratiques peu orthodoxes, de sévices sadiques. Il ne sait pourquoi, il devine instantanément que ce que suggèrent ces objets ne concerne pas des biographies étrangères ou fictionnelles, mais la sienne, directement. Cela tient à l’agencement, à la mise en condition du visiteur, il se sent visé dans sa singularité. Il est brusquement envahi de souvenirs d’instants et circonstances où auraient pu germer un agencement susceptible de renforcer, de former un nœud de soutien entre plusieurs organismes et des choses, d’installer l’amorce d’un partage permanent avec d’autres entités, vives ou inertes, peut-être quelque chose qui puisse rester, s’installer dans l’évolution de son être et qui deviendrait héréditaire. Une sorte de musée d’organes ratés, avortés, de mutations ébauchées et puis s’atrophiant, plasticité d’occasions manquées. Le rêve continu qui aide à continuer de vivre, s’invente sans cesse de nouvelles fonctions, de nouveaux organes grâce auxquels s’adapter aux réalités projetées. Je voudrais devenir ainsi, vivre en harmonie avec tels éléments, avoir avec eux des échanges aussi importants que la respiration qui me nourrit en oxygène, je dois donc développer tel ou tel organe, essayons de le dessiner, essayons de le produire en en donnant l’injonction à mon organisme tout entier… Des histoires, amorcées avec des éléments extérieurs, ont installé le début d’une mutation, des parasites. Et puis, au fil du temps, certains croissant, d’autres se détachant rapidement, mais tous vivant un certain temps en osmose avec l’organisme originel avant de devoir subir l’ablation, ça donne des réserves d’organes orphelins, inexpliqués, abstraits, conservés dans des bocaux. Probablement restent-ils, là, vivables, disponibles à la réanimation ? Bien que l’ensemble ressemble plus à une crypte où pendent des fœtus inanimés, des tumeurs en attente d’autopsie, c’est l’histoire en conserves de tentatives stériles de se greffer les organes imaginaires qui auraient permis d’inventer de nouvelles corporéités, de nouvelles facultés. Un peu sinistre, triste et mélancolique, quoique à force de tourner et méditer sous la voûte des briques, il semble que les bocaux, à certains moments, deviennent luminescents, émettent des signaux. De quoi recommencer à y croire, recommencer à secréter des organes chimériques, rêver à nouveau de changer de peau.

L’herbier et le catalogue de vente de bijoux hors de prix se superposent. Dès qu’il l’aperçoit, étalé sur la longue table, alignement de pages étincelantes dans la nuit, il est frappé comme par le rayon pénétrant et fulgurant d’un phare marin qui le fait se sentir aussi vulnérable qu’un chevreuil devant traverser un espace à découvert. L’alignement des papiers solennels, estampillés d’un cachet végétal, presque vivant, relève d’une parade intime, crépusculaire et mariale, intimidante. Interdit, défaillant. Il songe aux quelques bijoux – modestes – offert pour sceller une union (variation pouvant être poétique autour du thème de « passer la bague au doigt »), une fusion et, parallèlement, à la course joyeuse, délurée mais tout autant désespérée, pour percer le langage des fleurs et en faire la seule langue entre leurs corps épris l’un de l’autre sans jamais parvenir à se le dire, se le faire sentir avec assez d’intensité. Une course entre les champs et le corps de l’amante, lui rapportant les fleurs qui, dans la nature, la prairie ou les talus, lui auront fait penser à elle, éclairant un aspect caché de leurs sentiments partagés ou, entre les boutiques de fleuristes et la chambre des ébats, cherchant, via le parfum de telles ou telles variétés, à établir une conjonction entre le parfum de ce qui le fait défaillir, là face aux bouquets accumulés et leur nuage capiteux, ici dans le lit et les fumets voluptueux… Les feuillets aussi officiels que des diplômes, étalés rigoureusement sur les tréteaux, dressent l’inventaire d’une collection de joaillerie de luxe, probablement des pièces uniques, inaccessibles, complètement abstraites, ayant appartenu à une princesse. Un ensemble prestigieux, digne d’un conte de fée et dispersé lors d’une vente publique. Mais il n’a d’yeux, mouillés, que pour les corolles étalées sur les documents, fleurs séchées, presque diaphanes et terriblement présentes, dépliant leurs troublantes intimités, membranes fragiles, colorées, nervurées, peut-être images de ce qu’ils essayèrent en vain de toucher, de traverser en scrutant l’aimée sous toutes les coutures, une beauté furtive, floraison inestimable. Quand il se penche pour admirer une fleur étalée, séchée et pourtant fraîche et palpitante, il lit inévitablement les mots du document officiel de la salle de vente, le nom du bijou, ses composantes, sa généalogie historique, sa description objective et détachée de toute chaleur, de toute émotion. Il ne voit pas d’emblée l’antinomie, au contraire, il associe les deux couches symboliques, il les met en correspondance. Fleurs, bijoux, les deux régimes se brouillent mutuellement. Un bijou dispendieux, par la manière d’être offert, de venir s’associer au corps, peut effacer son prix dans la beauté du geste, simple, discret et ému ; une fleur trouvée, offerte dans certaines circonstances, dont la singularité fait qu’elle sera le seul réceptacle conservant intactes des moments capiteux et capitaux, sera un trophée hors de prix, glissé entre les pages d’un cahier. Les présents de métaux rares et de pierres précieuses mis en forme par des créateurs visionnaires, fondent un code érotique, bracelets, bagues, boucles, colliers et sont autant de manières détournées, pour l’amant, de s’incruster au corps de sa maîtresse, de s’y exhiber. Et, exhibé, via les parures dont il a fait don, avec abnégation, il disparaît, dissout, il se contemple miroitant sur la peau de ce qu’il aime par-dessus tout, reflets perdus parmi d’autres dans l’infini, cet infini par où il pense s’infiltrer pour mieux posséder et maîtriser. Se rendre incommensurable. Les fleurs, étalées diaphanes comme des bijoux légers, chacune unique, y compris au sein d’une même espèce, parlent de mimétisme, comment la séduction opère en révélant sans pudeur l’anatomie intime de l’appareil reproducteur femelle, tout en le faisant passer pour quelque chose de complètement différent, étranger, que l’on n’est jamais certain d’avoir bien vu, d’avoir fixé une bonne fois pour toutes, malgré les innombrables séances de dévoilement et d’attouchements, sans compter les innombrables photos réalistes et dessins crus. C’est toujours autrement, ailleurs, jamais comme on croyait que c’était, ça change tout le temps, on ne reconnaît jamais vraiment la fleur que l’on préfère, elle revient toujours drapée d’une singularité neuve, déroutante. Ces fleurs nues, collées sur les feuilles dactylographiées où s’étale la description marchande de bijoux presque légendaires, miroitant dans une intimité lointaine, abstraite, ont quelque chose de cadavérique, de chimères qui imitent la mort pour détourner l’attention et, vite, alors, s’envoler, se consumer dans leur vive fragilité et relancer la recherche, la quête épuisante de leur équivalence, pour enfin s’apaiser, se reposer. Partir en fumée. (Pierre Hemptinne)


Tagged: art contemporain, complexité, mémoire, sentiment amoureux