Le rêve arabe en sons et en images : l’opérette de l’arabité populaire

Publié le 13 décembre 2017 par Gonzo

La revue Vacarme publiera dans son prochain numéro un nouvel épisode de mes « chroniques » sur les aspects culturels de l’arabité. Intitulée « Le rêve arabe en sons et en images », elle porte en particulier sur un « genre » qui a eu son heure de gloire dans les années 1960, « l’opérette » (الأبريت), dans sa version nationaliste. Dans ce billet, je vous en propose des extraits accompagnés de liens vers les vidéos concernées. Cela pourra servir également aux lecteurs de la version intégrale sur papier, à paraître dans quelques semaines…

Plongeant ses racines dans le répertoire du théâtre chantant de la fin du XIXe siècle, l’opérette, dans sa définition égypto-arabe, est avant tout un prolongement de la chanson nationaliste incarnée, dans le cas égyptien, par Sayyid Darwish, considéré comme « l’inventeur » de la musique arabe moderne, auquel il apporta une instrumentalisation adaptée du répertoire européen. (…)

Même si elle a connu des variations dans le registre purement distractif (avec par exemple, au Liban, les œuvres des frères Rahbani interprétées par Fairouz), l’opérette constitua, au moins dans cette période particulière des années 1960, un genre à part entière. Associée, par définition, à un enregistrement visuel d’une dizaine de minutes (qui peut être réalisé à la suite d’une représentation en public), ce type d’opérette accompagna l’effervescence nationaliste des années 1960. Son principe, invariable, consistait à réunir un ensemble de vedettes, si possible en provenance de divers horizons, pour l’enregistrement d’une chanson « engagée », sur des thématiques telles que la lutte contre les puissances étrangères ou encore la mobilisation populaire pour le progrès de la nation. Visuellement, elle proposait un montage de type cinématographique faisant alterner les gros plans sur les vedettes avec des cadrages plus larges, lesquels très rapidement – avec Al-Jîl al-sâ’id (« Génération montante » : article sur Wikipedia avec les paroles en arabe) par exemple, dès 1961 – incluaient des images d’actualité. Ne serait-ce que par sa musique, qui incluait assez souvent des chœurs sur une mélodie inspirée des marches militaires, l’opérette ne faisait pas mystère du registre sur lequel elle se situait, celui de la mobilisation populaire.

Produite en 1960 à l’occasion de la pose de la première pierre du haut barrage d’Assouan (dont le projet fut source, entre autres facteurs, de la rupture entre les USA et l’Égypte qui se tourna dès lors vers l’Union soviétique), Al-watan al-akbar (« La Grande Patrie » : article dans Wikipedia, avec les paroles), fut une des premières productions de ce type. Alors que la plupart d’entre elles ne survivent plus que dans la mémoire des ultimes nostalgiques des grandes heures de l’arabisme, Al-watan al-akbar continue à nourrir l’imaginaire politique de la région, y compris dans ses combats les plus récents. Avec des paroles d’Ahmed Shafîq, auteur de nombre des « classiques » de la chanson moderne tel le célèbre Anta ‘umri d’Oum Kalthoum, et une musique d’Abdel-Wahab, autre « monstre sacré » de la scène de l’époque, la réalisation d’Al-Watan al-akbar réunit une pléiade de vedettes du cinéma chantant : Abdel-Halim Hafez, Najat al-Saghira, Shadia et Fadia Kamel pour l’Égypte, qui se taillait naturellement la part du lion au générique, ainsi que Najah Salam et Sabah pour le Liban. Prévue à l’origine, Fayza Ahmed, à la fois Syrienne et Libanaise par ses parents, ne participa pas à l’enregistrement mais une seconde version, tournée quelques mois plus tard, permit l’adjonction de la chanteuse algérienne Warda, avec l’ajout de paroles évoquant la guerre de libération qui faisait rage alors dans son pays.

Présente dans bien d’autres œuvres de ce type, l’ombre de Nasser ne figure dans La Grande Patrie que sous forme d’allusions, par exemple à travers un jeu de mots qui évoque « la beauté de la révolution » en utilisant le prénom du leader égyptien. En effet, comme le titre l’indique, il s’agit avant tout d’un hymne à la patrie arabe, « du Golfe à l’Océan, de Marrakech à Bahreïn », avec la mention des dernières « victoires » (un terme que reprendront par la suite, pour s’en moquer, détracteurs et satiristes) : la lutte contre le colonialisme et la question palestinienne bien entendu, mais aussi la crise de Suez en 1956 et celle de Beyrouth en 1958 (qui avait vu un débarquement des forces nord-américaines pour empêcher un renversement en faveur des nationalistes arabes) ou encore « le feu qui détruit l’Algérie ». Représenté sur scène dans toutes ses composantes ethniques et sociales par le biais de figurants et figurantes dansant au rythme de la chanson, le peuple de la nation « qui grandit jour après jour » chante sa fierté d’être arabe et se mobilise pour ces « lendemains-qui-chantent » que promet la construction du barrage grâce auquel il devient possible de tout cultiver. Sous la houlette de Mohammed Abdel-Wahab dont la baguette énergique – ainsi que la silhouette en contre-jour dans la première séquence – pourrait être interprétée comme une évocation subliminale du chef guidant la nation, les vedettes sont réunies pour un final dans lequel le défilé martial du début se transforme en une procession de torches illuminant l’avenir, tandis que flotte la dizaine des drapeaux des différents États arabes.

(Une autre version, de moins bonne qualité, de La Grande patrie, mais avec des paroles sous-titrées en anglais.)

La destinée d’un genre perdu pour l’histoire

Une fois refermé le chapitre des grandes heures de l’arabisme, l’opérette semblait vouée à s’éteindre. Et de fait, durant les dernières années du siècle passé, ce genre, sous sa forme épico-nationaliste en tout cas, disparut des écrans, à l’exception d’une expérience sans lendemain, sous le titre Ikhtarnah, baya’nah (« Nous l’avons choisi, nous lui avons fait allégeance » : paroles en arabe ici), à la gloire du président Moubarak et réservé de ce fait à la seule édification des téléspectateurs égyptiens (paroles en arabe, ici). Au sein d’un marché culturel de plus en plus mondialisé, l’opérette allait pourtant retrouver une nouvelle jeunesse, peut-être sous l’influence tardive de ces grands succès planétaires que furent les chansons humanitaires nord-américaines du milieu des années 1985 (avec Bob Geldof et le Band Aid et surtout le collectif USA for Africa et le succès planétaire de We Are the World).

(L’opérette sous Moubarak : l’enregistrement est particulièrement mauvais !)

Portée par les événements de la seconde intifada à partir de septembre 2000, une vidéo, intitulée Al-hulm al-‘arabî (« Le rêve arabe » : paroles avec traduction anglaise ici) allait en effet passer en boucle sur un très grand nombre de chaînes de la région. Associant plus d’une vingtaine d’interprètes de premier plan venus de pratiquement tous les pays Le rêve arabe reprenait la recette des opérettes « historiques » en associant numéros musicaux et extraits d’actualités pour célébrer le projet unitaire. Sur un rythme bien plus rapide que dans les versions des années 1960, conformément à l’évolution des goûts et des possibilités techniques, les images « réelles », qui retracent à grands traits l’histoire récente de la région, alternent avec celles des interprètes filmés en train de se produire sur scène ou encore de travailler en studio à l’instar des chansons réalisées pour les grandes campagnes de charité. Pour l’essentiel, le message se propose de « réveiller le rêve arabe », de retrouver l’unité perdue car, comme le disent les premières lignes du texte, les « générations et générations [à venir], vivront sur nos rêves, et ce que nous disons aujourd’hui compte dans le bilan de nos vies ». Dans ce clip adressé par conséquent aux générations futures, les visages d’enfants, souvent en larmes, sont au cœur d’une scansion qui repose sur l’opposition systématique entre la violence exercée par l’occupant étranger (sioniste) et la souffrance des victimes civiles désarmées. Pas de foules rassemblées, pas d’images d’armées (si ce n’est dans le bref rappel historique du début), peu de portraits de leaders même si celui de Nasser est « évidemment » présent dans les premières séquences. Dans Le rêve arabe, la dimension collective du récit est produite par l’addition des participations individuelles, celle des vedettes (seulement partiellement réunies, sans doute pour des raisons pratiques) mimant celle de chaque individu invité à se lever lui aussi pour que renaisse le rêve arabe. Encadrant la narration, les initiateurs du projet, deux frères égyptiens d’origine palestinienne, sont présents, par l’image et par le son, au tout début du clip et reprennent la parole à travers quelques lignes finales en forme de morale : « La graine a commencé par une vision / et la vision était un rêve / un rêve qui s’est achevé par une réalité palpable. » En d’autres termes, la réalisation de la vidéo se suffit à elle-même en se substituant à tout autre objectif ; sa représentation médiatique fait du rêve – arabe – une réalité.

(On trouve également sur internet une version longue – 41′ – visible ici.)

Bien entendu, lorsque Le rêve arabe est tourné en 1998, ce n’est plus la puissance publique qui commandite une telle œuvre mais un prince saoudien, Al-Walid ibn Talal, à la tête de Rotana, un des plus importants labels musicaux de la région. C’est lui qui aurait financé, pour plus d’un million de dollars, ce remake du rêve nationaliste diffusé dans tous les foyers de la région, sur une échelle plus impressionnante encore qu’au temps du cinéma égyptien grâce au maillage serré des nouvelles chaînes satellitaires construites sur les capitaux privés du Golfe. Les frères Aryân répéteront l’opération, dix ans plus tard, à l’occasion d’un autre clip, nettement plus long, intitulé cette fois Al-damîr al-‘arabî (« La conscience arabe » : paroles, avec traduction en anglais, ici). En dépit d’un casting plus impressionnant encore puisqu’il associe plus d’une centaine de vedettes, les chaînes télévisuelles ne le reprendront pas avec la même unanimité. Sa reprise sur les réseaux sociaux, désormais en pleine expansion, pallie toutefois cette relative faiblesse. Conformément aux lois du genre, La conscience arabe met en scène des stars de la chanson populaire dont les contributions sont accompagnées, après un court préambule historique relativement apaisé, d’une litanie d’images de victimes et de souffrances, tirées des soulèvements palestiniens et des conflits interarabes entre 1998 et 2008. À l’image de la réalisation précédente, le message est moins militant qu’humaniste : « Les gens n’ont plus de cœur, ils ont perdu tout sens de l’honneur, on dirait bien qu’on a oublié un jour que les Arabes étaient frères. » À nouveau également, une intervention finale, adressée aux spectateurs par les réalisateurs, propose une morale sur un mode plus injonctif que précédemment : « Nous devons nous appuyer sur notre conscience pour construire notre rêve arabe. (…) Certes, nous voyons que l’image [de la réalité] est sombre, mais c’est notre faute. »

Les deux réalisations des frères Aryân bénéficient de facilités techniques et obéissent à des canons esthétiques qui n’ont plus grand chose à voir avec les « modèles » nassériens mis en circulation trois voire quatre décennies plus tôt. Néanmoins, la parenté des différents projets autorise à rapprocher des productions qui, les unes comme les autres, ont indéniablement reçu un très grand écho auprès du public. Sous cet angle et bien qu’ils soient articulés fondamentalement sur les mêmes ressources (l’emploi de stars de l’image et du son mettant leur popularité au service du message panarabe), les récits de la « grande nation » ont subi une transformation considérable. L’évolution des styles musicaux, de la marche militaire à la romance, souligne de façon presque caricaturale comment le discours des années 1960, militant et même guerrier, tourné vers l’avenir, confiant dans la mobilisation collective, a pris, au passage du siècle, une tonalité totalement différente, proche de la complainte, adressée à des individus isolés en proie à une accumulation de souffrances et de défaites, pour les enjoindre, par un sursaut de conscience, à s’unir, comme pour sauver ce qui peut encore l’être. Les opérettes des années 1960 étaient tournées vers la réalisation d’un objectif placé au-delà du temps de la performance ; celles des frères Aryân donnent au contraire le sentiment de se suffire à elles-mêmes, comme si l’énonciation du projet valait pour sa réalisation (sur internet, la version initiale de Al-damîr al-‘arabî, déjà relativement longue – 18 minutes – cohabite avec une autre de plus de trois quart d’heure, tournée à Beyrouth en présence des caméras et d’un public dont la présence est comme une validation du projet).

(…)

Épilogue : vie et mort de l’opérette nationaliste

Au temps de la révolution égyptienne, le destin de l’opérette nationaliste sera résumé avec un humour féroce par Bassem Youssef, un ancien chirurgien devenu une des plus grandes stars des médias après le succès sans précédent de ses vidéos satiriques sur YouTube. Alors qu’il fait déjà l’objet de poursuites judiciaires sous l’accusation d’insultes à l’islam et au président Morsi (proche des Frères musulmans et renversé par le coup d’État du général Sissi), Bassem Youssef diffuse en avril 2013, dans son émission El-Barnameg (« Le programme »), une nouvelle version de Al-watan al-akbar. Endossant le rôle du chef d’orchestre tenu naguère par Mohammed Abdel-Wahab, il y dirige un chœur d’interprètes selon une mise en scène et des tenues copiées sur le classique par excellence de la chanson panarabe tourné au début des années 1960. Dès les premières mesures, les millions de téléspectateurs qui suivent, chaque semaine, une émission qui est alors au faîte de sa popularité reconnaissent le thème dont les paroles, mille et une fois entendues, leur reviennent immédiatement à l’esprit : Ma patrie, ma grande patrie, jour après jour ta gloire augmente… Si ce n’est que, dans la version imaginée par Bassem Youssef, la « grande patrie » a été remplacée par un des plus petits États, et aussi un des plus riches, de la région, le Qatar, « le plus jeune des frères » (arabes), celui dont, jour après jour, la fortune grossit, celui qui passe sa vie à investir et à se vanter de sa richesse », etc. La reprise sardonique du thème fétiche de l’opérette nationaliste connaît un succès sans précédent sur les médias sociaux à un moment où se multiplient les accusations contre un détournement des objectifs de la révolution au profit des intérêts des puissances du Golfe, capables de manipuler l’opinion par leur contrôle des médias. Pour la jeunesse qui, partout dans la région, proteste pour un avenir meilleur, les promesses de la « grande nation » jouent, désormais, un air trop connu.

Quelques autres liens…

Au temps des soulèvements arabes de l’année 2011, une autre opérette (commentée dans la version papier de l’article) a été réalisée, avec des financements des Émirats arabes unis. Bokra, sur un thème de Quincy Jones, reprend la recette des opérettes nationalistes, tout en se gardant bien de nommer la « grande patrie arabe » !