Né à Montevideo en 1860, élevé à Tarbes puis à Paris, où il meurt, en 1887, de la tuberculose, Laforgue, éphémère génie disparu avant d’être reconnu, trouverait sans peine sa place parmi les « Maudits » de Verlaine. Son œuvre, entamée dans l’éloquence « hyper-romantique », et tout imprégnée du spleen de l’époque, le spleen « baudelairien », s’oriente vite vers le symbolisme (« je deviens kahnesque et mallarméen », confesse-t-il dès 1882) avec Les Complaintes et Des Fleurs de bonne volonté.
Marquée par la vanité des transports « vers les altitudes de la Métaphysique de l’Amour » et une conscience tragique de la mort (« la vie, cette diète de néant » ), sa poétique est peut-être résumée, mieux que par une longue analyse, dans ce quatrain de l’Imitation de Notre-Dame la Lune : « Ah ! tout le long du coeur / Un vieil ennui m’effleure… / M’est avis qu’il est l’heure / De renaître moqueur. »
Marie-Jeanne Durry note ailleurs que Jules Laforgue, « du plus profond de lui, aspirait à l’amour total, à l’union totale. Avec une telle exigence que rien ne pouvait la satisfaire. » Une railleuse mélancolie appliquée sur la cicatrice de l’élan brisé : n’est-ce pas l’illustration de ce « désespoir qui porte un masque de comédie » dont André Breton a fait la marque de l’humour noir, « par excellence l’ennemi mortel de la sentimentalité à l’air perpétuellement aux abois » ?
Voici l’outil dont Jules Laforgue se sert dans ces Moralités légendaires, parodie impertinente de quelques mythes célèbres, pour dévoiler l’envers de l’idolâtrie amoureuse, du tourment romantique, de la vanité créatrice : Lohengrin sanglote sur son oreiller, tel « un incurable enfant », au soir de sa nuit de noces avec Elsa ; Salomé tombe du promontoire en voulant jeter à la mer la tête du prophète sacrifié ; Hamlet trépasse piteusement en articulant, entre deux gorgées de sang, le « qualis… artifex… pereo » de Néron…
Ailleurs, on trouve de plus grosses plaisanteries encore, et d’ahurissantes divagations ; et aussi les éclats d’un très beau poète : il y a l’écume de la mer, « comme un innombrable troupeau de brebis qui nagent, et se noient, et reparaissent, et jamais n’arrivent, et se laisseront surprendre par la nuit » ; il y a les étoiles, « chères compagnes des prairies stellaires » avec lesquelles Salomé converse, la chevelure parsemée de diamants, « comme un souverain met, ayant à recevoir ses pairs ou satellites, les ordres de leurs régions. »
Comme la plupart des écrivains du courant symboliste, Laforgue était à la recherche du nouveau, du singulier : « J’écris de petits poèmes de fantaisie, n’ayant qu’un but : faire de l’original à tout prix », confiait-t-il à sa sœur. La manière dont il s’est distingué dans la riche production littéraire de la fin du XIXe siècle tient pour une bonne part, comme le montre Alissa Le Blanc, « à l’usage critique et réflexif qu’il a su faire de matériaux à ses yeux éculés : il a osé les manipuler et les recycler, au lieu de tenter à tout prix de les éradiquer. »
Dans le corpus si tragiquement restreint des œuvres de Laforgue, les Moralités légendaires tiennent à cet égard une place éminente. « C’est de la littérature entièrement renouvelée et inattendue », estime Gourmont, « et qui déconcerte et qui donne la sensation curieuse (et surtout rare) qu’on n’a jamais rien lu de pareil. » Il y a des prosateurs plus souples que Jules Laforgue, des poètes plus touchants, des humoristes plus hilarants ; mais combien ont su comme lui s’affliger et se moquer, dans la même strophe, être si drôle et si triste à la fois ?
Antoine Guillaume
Jules Laforgue, Moralités légendaires Flammarion, 352 pages, 8,30 €