Le titre, évidemment, est une référence directe à La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme de Laurence Sterne ; or, on l’a vu avec Testament (d’après F. Villon) ou très récemment avec Au nord du futur (titre emprunté à un vers de Paul Celan)1, Christophe Manon apprécie les appels intertextuels.
Tous les poèmes du Gottfried Gröll sont des onzains, aux vers coupés de façon à ce que l’enjambement, en soi, souvent, provoque une ambiguïté de sens ou un effet humoristique ou un étonnement suspendu et tire un sourire ; leurs incongruités syntaxiques génèrent des incongruités de sens, des déboîtements intervenant dans le fil logique de la syntaxe qui tire sur le fil qui vous tient en lecture. On lit une prosodie très travaillée, et certains découpages et collages de phrases rappellent une manière dada de procéder, moins le hasard découpé.
La pratique intertextuelle de Christophe Manon est ici assez ludique, au sens où, nous orientant vers une piste (Laurence Sterne), il nous embarque vers une autre piste, en un pastiche d’humour à la Lewis Carroll, voire à la Monty Python, usant d'un nonsense à l'anglaise made in France, où des télescopages inattendus pourtant banals provoquent des effets de surprise, une douce hilarité ; subtilement, il mêle l'autobiographie d'un autre au portrait de l'auteur en narrauteur ; ainsi, la piste d'origine, Sterne, demeure la principale, puisque le roman de l'Irlandais est une parodie d'autobiographie. Christophe Manon, maniant avec adresse et gaiement l’absurde syntaxique et de sens, ne nous propose pas un monde à l’envers, mais une vision du monde chamboulée en en brisant la logique, « Demain dit-il j'étais de retour avec un beau soleil ». Il y a, dans ce texte, un émerveillement perplexe du monde. La dense qualité de ce texte tient de ce qu’il ouvre de multiples entrées de lectures, car c’est un jeu subtil de cache-cache intertextuel avec Stein, Sterne, Carroll et quelques autres.
Dans ce texte, le narrateur prend en charge un personnage, Gottfried Gröll, pour exprimer ses opinions sur sa vie et sur la vie, mais les opinions exprimées ont l'air d'une chaussette posée sur la tête en guise de bonnet. On peut supposer que Gröll représente un double anamorphosé de l’auteur (celui-ci a écrit, sous ce pseudonyme, un livre titré Vie & opinions, aux éditions Le Quartanier en 2007), qui s’amuse de cette mise en abyme parfois, provoquant des irruptions métaleptiques (venues d’un autre niveau de narration ou de l'autre livre… à la Sterne), dans un va-et-vient entre les strates narratives ; Diderot imitant Sterne, mais amusément. Le style, quant à lui, par moments, semble parodier des écritures poétiques de l’impersonnel dans une façon notamment d'utiliser le verbe « être » ou de calquer la syntaxe anglaise, au moyen d'une langue parlée étrangement, qui cependant nous parle ; une syntaxe dotée de janotismes savants. (Car la langue de Christophe Manon est savante, jamais pédante.)
Christophe Manon toujours en ses livres pose un regard critique sur le monde, et dans celui-ci, il ne déroge point, certains poèmes relevant de la satire féroce :
« Politiciens c'est bonzes ramollos du cigare avec un esprit
de concierge en marmelade intégralement équipé
baratin et balivernes. Ça se trémousse du concept
à la va-comme-je-te-pousse mémé dans les orties
en débitant fariboles de calembredaines sans faire de mal
à une bouche et vice versa. Certains développent
des excroissances de la citrouille qu’on appelle cheville.
C’est des pignoufs qui fabriquent du jus de clopinettes
à s’en faire péter l’artichaut rémoulade. On dit aussi
boutiquiers de charabia à la sauce de moucharderies ou
paltoquets babilleurs d’urlubeluteries façon galimatias. »
La satire est sociétale (n’oublions pas « & opinions ») :
« Les étrangers on leur demande leurs papiers pour
s’assurer qu’ils n’en ont pas et ça rassure. »
D’une manière générale, par le truchement de son personnage, Christophe Manon pose un regard sur l’humain par la logique paradoxale de l’absurde, et quelques mots d’esprit qui confèrent une couleur ironique sinon satirique à l’ensemble, mais toujours avec un sourire sérieux, et ce, sans jamais se départir d'un sens de la fraternité qui marque l'ensemble de son travail : « Gröll/vous salue bien dans le sens de la fraternité universelle. »
Jean-Pascal Dubost
1 Testament (d'après F. Villon), éd. Leo Scheer, 2011 ; Au nord du futur, Nous, 2016
Christophe Manon, Vie & opinions de Gottfried Gröll, Dernier Télégramme, 120 p., 13€
Lire plusieurs extraits du livre dans l’anthologie permanente de Poezibao.