Transformation(s)

Publié le 19 janvier 2018 par Jean-Emmanuel Ducoin
À la recherche du «nous» contre  le «je».Changer. Telle une obsession, pour ne pas dire le point aveugle le plus essentiel de la société française, la question du «nous» taraude tous les esprits de bonne volonté, ces temps-ci. Nous ne parlons pas là du «nous autocentré», cette espèce de «nous» faussement «social» inventé par Facebook et les réseaux, qui n’ont adapté leurs interfaces qu’au désir de voir et d’être vu, zoomant jusqu’à l’extrême l’échelle individuelle – et ce changement de point de vue est fondamental. Vous l’avez compris, le «nous» qui importe aujourd’hui ne signifie pas «qui suis-je» mais «qui sommes-nous» collectivement, en tant que sacrifice du «je» afin de se définir dans la poursuite de l’adéquation entre l’action personnelle et la recherche de l’intérêt général, même au plus petit niveau. Cédant à l’irrépressible attrait du trou de serrure – propre à la situation politique actuelle, confuse et cruelle –, piochons dans Proust: «Chaque fois que se produit un événement accessible à la vulgarité d’esprit du journaliste philosophe, c’est-à-dire généralement un événement politique, les journalistes philosophes sont persuadés qu’il y a quelque chose de changé en France» (La Prisonnière). Cet excès, avec les médias, est à son comble. Aux yeux des journalistes dominants, tout ce qui se permet encore une critique acerbe des temps qui courent est aussitôt taxé de «laudator temporis acti» (qui fait l’éloge du temps passé). Nous voilà attribués du «c’était-mieux-avant», même si notre antienne serait plutôt «eadem semper omnia» (tout est toujours pareil, rien ne change sur le fond), tirée du physicien Lucrèce. Comprenez bien: le fait que nos aïeux se soient toujours plaints de leur présent doit bel et bien obéir à quelque forte raison, et n’en constitue pas une, en tous les cas, pour nous arrêter de déconstruire ce qui nous entoure et ranger nos colères. Piratons Sartre: «Décrire le monde, c’est déjà vouloir le changer» car «être une conscience, c’est s’éclater vers le monde».

R-évolution. La quête des consciences, n’est-ce pas le «nous» recherché, justement? Puisque le combat n’est pas soluble dans le débat – appelons cela le pari démocratique –, comment passer de la r-évolution passive – toujours présente dans la tête de millions de nos concitoyens – à la r-évolution active, au moins la conviction que son chemin existe? D’où vient en somme le malentendu entre nos ambitions et certaines attentes? Tout ici-bas est affaire de tempo, et malheur aux intelligences qui se livrent pieds et poings liés aux renoncements. L’état de la gauche dite de «transformation» vous désole? Vous n’êtes pas les seuls. Marre des divisions, des phrases à tirer dans les coins, des présupposés appliqués mécaniquement aux uns ou aux autres, des prés carrés qui ne renvoient qu’aux actions personnelles, oubliant ou niant, précisément, cette recherche de l’intérêt général. À savoir nos idées, plus rassembleuses qu’on ne l’imagine sans doute… Le moment devrait être à la conscientisation sur le temps-long, pas aux divisions qui abrutissent le présent et ruinent toute symbolique du passé. Réclamons un peu d’altruisme, seule manière de s’armer efficacement contre les tentations contraires ou velléitaires. Au nom, finalement, d’un principe assez prosaïque : ce qui ne nous rassemble reste plus puissant que ce qui nous divise. Car le moment est historique et personne ne veut le voir: les classes puissantes, débarrassées de leur antagoniste d’héritage («ancien régime théologico-politique, privilégiés de la rente foncière, etc.») affrontent désormais leur antagoniste fondamental, celui de leur condition d’existence face à la folie de la financiarisation libérale, qui finira par les manger eux aussi. Prenons ce moment comme une chance. Et transformons le souci (du «je») en souci de la transformation (du «nous»).
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 19 janvier 2018.]