Gary Victor : Les temps de la cruauté

Par Gangoueus @lareus

Gary Victor - crédit photo Pedro Ruiz / Memoire d'encrier


Depuis que j’ai abordé l’univers de Gary Victor par ses 13 nouvelles vaudou, je suis la production littéraire de ce romancier avec intérêt. Dans ma pile de livres à lire, concernant Gary Victor, il y a beaucoup de chefs d'oeuvre à découvrir, car l’auteur est extrêmement prolifique. Depuis le tremblement de terre qui a dévasté Port-au-Prince et Léogane, il a écrit une demi-dizaine de romans. Mais, j’ai le sentiment pour en avoir lu trois, Maudite éducation, Soro et Les temps de la cruauté, que le ton de Gary Victor a fortement changé comme si un ressort s’est cassé avec cette catastrophe naturelle.
Il y a de quoi. Permettez-moi l’expression, mais Gary Victor n’a plus cette écriture joyeuse qui arrivait à s’extraire son propos de toute forme de misérabilisme pour questionner sans cesse cet univers à la fois magique et oppressant que sont les mondes spirituelles qui conditionnent le quotidien des haïtiens. Dans le cadre de ce roman Les temps de la cruauté, il nous raconte plusieurs histoires qui n’en sont en fait qu’une seule. Celle d’une jeune femme, une jeune mère qui tapine dans le grand cimetière de Port-au-Prince. Celle d’un écrivain paumé, désespéré en quête d’une nouvelle inspiration. Un écrivain largué par sa femme, vénale, et qui se perd dans son désarroi. Un homme humilié qui peut se faire agresser par n'importe quel badaud. C’est l’histoire de cette rencontre entre Carl Vausier et Valencia, la jeune femme qui se prostitue. Elle porterait chance. Lui faire l’amour offre des opportunités. Des hommes viennent dans un cimetière pour ainsi profiter de sa baraka contre quelques billets. Rien que d’imaginer et repenser la chose me donne le tournis. Que des sociétés produisent des systèmes qui se nourrissent copieusement de la misère de l’autre avec autant d'appétit et de désinvolture est particulièrement cruel. On pourrait disserter des heures durant sur la scène qui introduit ce roman. Pour faire sa passe, Valencia remet son bébé à Carl. Je pense écrivant ces lignes à un autre roman qui questionne ce type de construction de certaines sociétés. La grève des Battu d’Aminata Sow Fall. Des mendiants bloquent toute une communauté qui ne sait pas faire sans ses mendiants, ses marginaux, ses exclus.
De certaines croyances...
Même si certains spécialistes des mystères prétendent qu'il est mauvais de raconter ses rêves, on en fait part à notre entourage dans l'espoir que quelqu'un nous donne une interprétation, dont la qualité dépend toujours des attentes du rêveur.
P.17 Les temps de la cruauté / Ed. Philippe Rey
Naturellement, le projet littéraire de Gary Victor va nous conduireà essayer de comprendre ces temps qui permettentde telles cruautés et qui expliquent le fait que la société haïtienne soit - selon Gary Victor - à ce point anesthésiée à ces expressions du mal. Dans ce processus, Gary Victor ne s’exclut pas. Au contraire, son personnage principal, un écrivain, se nourrit de cette cruauté. Il devient cruel. Et le lecteur se demande avec lui à quoi peut lui servir encore le fait d’écrire dans un tel contexte où sa démarche artiste semble être d’une parfaite inutilité puisque dans le fond, elle n’offre ni autonomie financière réelle et ni reconnaissance sociale. Le rapport que Carl Vausier a avec son épouse est de ce point de vue édifiant. Son imperméabilité à son art est douloureuse et elle me renvoie aux questions de surface de réception qui touche aux lettres africaines…

Terreur spirituelle dans l'arrière pays
La nuit, pour ces paysans, est un moment de grande menace, car ils sont convaincus qua les esprits mauvais se mettent à errer en quête de chrétiens vivants à pousser dans les flammes de l'enfer ou à dévorer.
P.32 Les temps de la cruauté / Ed. Philippe Rey
Cependant, ce roman n’est pas qu’une séance d’apitoiement continu de Carl Vausier. Remonter l’histoire des deux personnages nous permet d’aborder un sujet totalement inattendu. Celui des Blancs marrons. Et là j’entends Arnold Drummond, l’air renfrogné, me dire : « Mais qu’est-ce que tu me racontes la ? ». De manière très paradoxale mais somme toute très logique, la guerre de l’indépendance haïtienne ne s’est pas terminée uniquement avec deux solutions radicales : le rapatriement des colons après la défaite de Napoléon ou l’extermination de ces derniers sur la Perle des Antilles. Certains colons se sont enfouis dans les montagnes haïtiennes et ont pris souche avec d’anciens nègres marrons.

Raison vs Irrationalité
Je me dis, affolé, que je pouvais être ce soir responsable de sa mort. Je me trouvais ainsi plongé dans toute la noirceur des superstitions vaudou et, à partir de ce moment, je compris combien il était difficile de s'en extraire quand on avait été nourri de cette terre et de son imaginaire. Si, avec toute ma culture forgée de rationalité, j'étais aussi vulnérable,qu'en était-il de ceux qui n'avaient pour instruction qu'un insignifiant vernis de connaissances et qui nageaient dans ce croyances et de superstitions
P.63 Les temps de la cruauté / Ed. Philippe Rey

Et on peut se demander à ce niveau de l’histoire, quel est le propos de Gary Victor. Qu’est-ce qu’apporte ce point de l’histoire dans le drame actuel de ce pays. Peut-être une lâcheté des élites qui ne se nourrissent peu de ces marges de l’histoire où des communautés métisses se sont construites loin de la violence du conflit entre mulâtres et noirs. Peut-être qu’il s’agit de mettre en scène la suprématie des croyances de l’ancien maître de l’île sur les nouvelles qui influencent Haïti depuis l' indépendance. Le propos n’est pas simple parce que dans le fond, il est problématique si on le confronte au discours national haïtien. Mais le propre de l’écrivain, le vrai, est justement de nous sortir des voies convenues, mainstream  pour nous proposer un autre récit.

Je terminerai cet article en précisant que cette lecture a été faite uniquement sur l'application mobile de Numilog. Autrement dit, j'ai acheté le livre numérique sur cette librairie numérique et je l'ai lu sur son reader, à savoir, son application mobile qui permet une lecture légèrement rétro-éclairée sur mon smartphone. Ce qui est passionnant, c'est de pouvoir retrouver un mois après la lecture tous les commentaires de lecture sur l'application.

Pied de nez à la cruauté
Il y a une telle grâce dans la manière dont Valencia porte son enfant pendant qu'elle l'allaite, là, assise sur une tombe, dans ce cimetière! C'est un pied de nez de la vie à  la mort, une moquerie contre la cruauté, l'incurie de ceux qui ont charge de cette cité que la boue et les ordures engloutissent un peu plus  à chaque averse, à chaque élection.
P.10 Les temps de la cruauté / Ed. Philippe Rey
Gary Victor, Les temps de la cruauté (Editions Philippe Rey, 2017)