(Note de lecture) "Jacques Roubaud médiéviste", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Voici un livre constitué en triptyque. Le premier panneau propose une introduction très riche co-signée par Nathalie Koble et Mireille Séguy, qui souligne l’identité singulière d’un Jacques Roubaud trouvant sa voix en mixant d’autres voix/voies que les siennes. Le deuxième comporte neuf études consacrées à ce mathématicien écrivain, médiéviste actif et « pratiquant ». Le dernier une anthologie de textes théoriques de Jacques Roubaud autrefois publiés dans les revues Change ou La Main de singe ainsi qu’un poème intitulé « De nos oiseaux ».
L’ouverture propose une réflexion sur le parcours de Jacques Roubaud tout autant qu’une analyse des rapports entre mémoire et oubli, articulée à partir de la série programmatique suivante : trésor, trace, travail, trouvaille. Jacques Roubaud est un créateur et recréateur de formes, un chercheur, un lecteur extrêmement savant, un pédagogue qui met au point une écriture à la fois critique et inventive. Il « met en mouvement la mémoire de la langue » en investissant une bibliothèque médiévale qui est l’occasion, pour les deux universitaires ayant coordonné cet ouvrage, d’exposer quelques points remarquables de la mémoire et de la mémorisation telles qu’elles se structuraient et se pratiquaient au Moyen Age. Se souvenir par la restitution, se remémorer par la reconstruction, transmettre, s’approprier, copier pour devenir auteur, écrire certes, mais aussi « éQrire » tel que le graphie Jacques Roubaud, tant la composition scripturale se constitue à partir d’images mentales que la main cherche à reproduire. La mémoire apparaît finalement comme un bagage et un art poétiques, un enjeu existentiel par lesquels on pense certes, mais dans un mouvement qui consiste aussi à relier, à renouer, à renouveler, décrire et montrer — et ce dans un élan qui se doit d’inventer une langue en partie inédite.
Dès La Fleur inverse (Ramsay, 1986), Jacques Roubaud soulignait cette activité créatrice par laquelle on cherche et on trouve, que ce soit de manière accidentelle, nécessaire, hasardeuse ou programmée. Écrire, c’est donc reconstruire/reconstituer/décomposer recomposer des textes certes, mais aussi des auteurs parfois très éloignés dans le temps et l’espace, dont la figure n’est jamais figée, close, ou identique à elle-même. Si les textes se disséminent, se fragmentent, s’éparpillent, se décomposent dans les mémoires au cours des aventures de leur transmission, les fantômes des auteurs sont voués à un principe semblable de disparition et de différance. Quant au lecteur, il est ce « facteur » qui découvre les effets de telle ou telle forme poétique susceptible de devenir un poème « de maintenant ». Il est celui qui goûte l’invention dans la reprise, telles la « mongine », la « joséfine » ou encore la « pharoïne » mises au point par Roubaud. Côté prose, la matière narrative déployée par l’écrivain, qui s’organise en « branches », mais aussi en incises et bifurcations diverses, renvoie également à cette esthétique de la mémoire qui met en place une poétique de la revenance et du ressouvenir. Prose et poésie effectuent la mémoire, écrivant conjointement une sorte de « biographie » des formes poétiques sans jamais épuiser leurs sources. « On voudrait dépenser toute la mémoire. Quelque chose pourtant s’ajourne, car, malgré soi, on n’en finit pas de se souvenir », écrivait magnifiquement Bernard Noël dans un numéro de la revue Givre en 1976.
C’est cette dialectique sans cesse reconduite entre infini et fini, liberté et structure, mémoire et oubli, modèle et contre-modèle, technique et inspiration, que les études ici regroupées en deux temps (« Fictions médiévales et théories de la fiction »/ « Mémoire et invention poétiques ») analysent, mettant par exemple en avant le « chemin Wittgenstein » emprunté par Roubaud (Jean-François Puff), son intérêt pour la tradition poétique japonaise médiévale (Agnès Disson) ou encore un projet musical interrompu que François Sarhan élabora à partir de La Fleur inverse. Cet ouvrage se clôt, on l’a dit, sur une anthologie de textes critiques de Jacques Roubaud. Mais à quoi bon la critique si elle ne donne pas lieu au poème, si elle ne s’exile pas dans son Autre ? « Silence dans le jardin », écrit Roubaud dans « De nos oiseaux ». Un autre chant est attribué aux oiseaux, et ce silence final n’est que le moment d’une respiration qui préserve (cultive ?, dans tous les sens du terme) la mémoire pour mieux la décliner au futur.
Anne Malaprade

Jacques Roubaud médiéviste, Études réunies par Nathalie Koble et Mireille Séguy, Honoré Champion, 2018, 274 p., 55€.