Son oeuvre, de journaliste et d’écrivain, difficilement « classable », peut être divisée selon les lieux de sa vie : les articles publiés dans le nord de l’Amérique, des légendes chinoises écrites à La Nouvelle-Orléans, un récit de voyage et un roman, Chita, datant de sa période martiniquaise, et enfin la part la plus connue de son oeuvre, onze volumes inspirés par le Japon, dont il est devenu un citoyen. Kwaidan est paru en 1904, l’année de sa mort, alors qu’il était professeur de littérature anglaise à l’université de Tokyo.
Que dire de ce livre étrange ? A première vue, il s’agit de contes fantastiques, adaptés de vieilles légendes japonaises. Un prêtre-goule dévore un cadavre, des têtes séparées de leurs corps font un festin de vers et d’insectes, une femme se dissout dans l’air sous les yeux de son mari… Mais ces contes fantastiques n’ont pas la trame psychologique – la folie – de ceux de Maupassant, n’ont pas l’épaisseur bonhomme et inquiétante, les vapeurs de bière, de ceux, admirables, d’Erckmann-Chatrian.
Pour Lafcadio Hearn, imprégné du bouddhisme japonais, les morts font encore partie de la vie, la réincarnation est une certitude, et il n’y a pas de séparation effrayante entre leur monde et l’univers quotidien. On a l’impression que l’artiste dessine des esquisses, du bout d’un fin pinceau, des esquisses qui finissent, à force d’accumulations, par constituer un tableau aussi frêle que des ailes de papillon, aussi léger que des flocons de neige.
La neige et les papillons : deux figures omniprésentes dans la création de Hearn. Ses récits sont insaisissables comme les papillons, impalpables comme des flocons. On ne se souvient pas d’un conte en particulier, d’une histoire précise, mais d’une couleur, d’une ambiance. Des prêtres, des samouraïs, de belles jeunes femmes mortes trop tôt, – on se croirait dans certains films de Mizoguchi, ses Contes de la Lune vague après la pluie, qu’on croit avoir rêvés autant qu’on les a vus.
Les descriptions sont admirables de délicatesse et de sensibilité, des descriptions de peintre plus que d’écrivain. Le cimetière bouddhique plein de fleurs, de pots remplis d’eau croupissante, de moustiques et de papillons voletants, tel celui dans lequel l’écrivain est enterré, offre au recueil un de ses moments les plus forts. Aussi fort que les pages qu’il consacre aux insectes, dans trois études qui clôturent le livre, et qui en donnent peut-être la clef : les moustiques, les papillons, les fourmis, sont aussi dépourvus de psychologie que les personnages de Lafcadio Hearn. Fermés sur eux-mêmes, d’une incompréhensible cohérence, d’une beauté secrète, ils sont là, simplement. Il suffit de les observer.
Christophe Mercier
Lafcadio Hearn, Kwaidan - Histoires et études de sujets étranges Traduit de l’anglais par Jacques Finné José Corti, 250 pages, 21 €