Mai 68-Mai 2018 (11). Les églises et leur mission

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
SUITE DE : http://rogergaraudy.blogspot.fr/2018/03/mai-68-mai-2018-10-scientisme-et.html Les Églises actuelles. Les Églises et les religions peuvent-elles nous désigner des fins ou nous aider à les découvrir ? C'est en principe leur mission de dire ce qu'est Dieu et ce qu'est l'homme. Accomplissent-elles aujourd'hui cette mission ? Sans doute le pourraient-elles si, au lieu d'utiliser un dogmatisme aussi périmé que celui du scientisme qui le combat, elles acceptaient de se mettre elles-mêmes en question, de reconnaître leurs propres postulats et, par là même, de ne plus faire de la religion une aliénation de la foi, pour reprendre une expression de Paul Ricoeur.
Mais l'Église (l'Église dominante en France comme en Italie, l'Église catholique romaine — hélas trop romaine !),^du moins dans son enseignement officiel, de saint Anselme à saint Thomas, et du Concile de Trente à l'Encyclique Humani generis, a cherché ses « preuves » dans l'arsenal de ce rationalisme infirme qui est le père du théisme et de l'athéisme, ces deux frères jumeaux parce qu'ils partent, sans l'avouer, de la même conception anthropomorphique de Dieu, considéré à l'image d'un roi tout-puissant, d'un législateur moral ou d'un concept. Essayons donc de suivre une démarche inverse de celle du scientiste ou du technocrate, qui, se posant toujours la question du « comment » et jamais celle du « pourquoi », toujours la question des moyens et jamais celle des fins, se contentent de remonter d'effets en causes, de séquences régulières de faits à leurs antécédents? Nous inverserons du même coup la démarche des théologiens dogmatiques qui suivent le même chemin pour ériger l'arsenal de leurs « preuves » en croyant découvrir, sans aucun postulat, une « cause première », une « fin dernière », en un principe absolu au bout de leur chaîne de concepts. Que saint Thomas ait tonsuré Aristote n'empêche nullement que sa pensée soit coulée dans le même moule, et que ce dont il administre la « preuve » n'a rien à voir avec le christianisme : il essaye de tirer, d'un monde déjà découpé en concepts, puis noué par une logique abstraite, un Dieu aussi exsangue que l'appareil conceptuel dont on l'a si laborieusement extrait. Cela n'a pas empêché les chefs de l'Église catholique, jusqu'au XXe siècle, de décerner un brevet d'exclusivité à ce système ruineux du thomisme, dont saint Thomas lui-même, peu avant sa mort, avait soupçonné le néant. Ce fut bien pire après Descartes lorsque, adoptant son système comme dernier mot de la science (après en avoir d'ailleurs interdit « sous peine de mort » l'enseignement à la Sorbonne), on essaya, de Malebranche à Spinoza, de rebâtir des théologies sur la base de sa métaphysique, de cette métaphysique qui n'était pour lui qu'un « fondement » à sa physique. Se plaçant ainsi sur le même terrain du rationalisme infirme que ses adversaires, la théologie se condamnait à un triste destin : celui de livrer des combats d'arrière-garde contre chaque conquête de la science et de loger dans ses failles provisoires son dieu bouche-trou : de l'astronomie de Galilée à la biologie de Darwin et à la psychanalyse de Freud, quitte, après chaque défaite, et lorsque la position devenait intenable, à entreprendre de les récupérer. Ainsi furent bâties des cosmologies plus ou moins fantaisistes à coups d'extrapolations des données positivistes des diverses sciences : l'évolutionnisme transmuté en doctrine de la finalité globale orientée vers un dieu cosmique, le passage d'une conception de la matière comme substance à une conception de la matière comme énergie hâtivement interprété comme une « preuve » de l'idéalisme, la découverte de 1' « indétermination » des particules utilisées comme moyen d'introduire la « liberté » au niveau déjà de la nature, les théories astronomiques de l’ « expansion » manipulées pour donner crédit à la « création » et même à en fixer la date. Toutes ces astuces, naïves ou rouées, aboutissent au salmigondis philosophico-théosophique de la « gnose de Princeton ». La critique radicale de ceux que Paul Ricoeur appela « les maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud) a rendu le plus grand service à la foi chrétienne, en la débarrassant du dieu gendarme de Constantin, du dieu de la Sainte-Alliance et de sa « morale » complice de toutes les dominations, comme du dieu froid des philosophes. Ils ont fait place nette pour un renouveau du christianisme. Il était bon qu'il fût dit clairement, grâce à eux, que ce dieu du théisme traditionnel, conçu à l'image d'un roi, d'un juge ou d'un concept, n'a rien à voir avec la foi chrétienne. Que la foi chrétienne n'impose pas, comme un préalable, la croyance en un tel dieu dont Jésus de Nazareth ne serait plus qu'une illustration historique. Ajoutons même, avec le Père Jean Cardonnel, qu'on ne peut pas avoir foi en même temps en un dieu tout-puissant et en Jésus-Christ crucifié. Le dieu tout-puissant de la conception théiste de la religion, c'est celui des pharaons d'Egypte qui était dieu et roi, celui des Cités-États de la Grèce, où Athéna s'identifie facilement avec Athènes. Ce dieu c'est Zeus, ou encore le dieu des Romains identifié à César, à l'empereur. Karl Marx nous a débarrassés de cet opium. Qu'est-ce que le christianisme a à voir avec de tels dieux? Le Christ crucifié, c'est le contraire de ces images de la puissance. L'on ne peut confondre l'Olympe et le Golgotha. Le dieu législateur moral est le dieu d'Hammourabi dictant les lois d'un empire. C'est, de Moïse à Kant, le dieu de tous les dualismes, opposant le Bien et le Mal de si habile manière que le Bien était toujours conforme aux intérêts des classes dominantes. Nietzsche et, après lui, Freud, nous libérant, à propos de Moïse, de cette image du « Père », ont assaini l'atmosphère du ciel. Le dieu concept, c'est celui que Platon identifie à l'idée du Bien audelà de l'horizon des concepts. C'est aussi le « moteur immobile » d'Aristote. C'est le dieu de saint Anselme : « Il existe un être tel que rien de plus grand ne peut être conçu, et il existe à la fois dans l'entendement et dans la réalité. » Fier de sa trouvaille, il concluait : « Seul le fou a dit en son coeur : il n'y a pas de Dieu. » A quoi un moine de Marmoutier, Gaunilon, répondait, « au nom du fou », qu'entre la réalité et le concept il n'y avait qu'un passage à sens unique : on peut aller de la réalité au concept (par voie d'appauvrissement) mais non du concept à la réalité. Ce qui n'a pas empêché Descartes de reprendre à son compte ce sophisme. Nous reviendrons sur ces problèmes lorsque nous réfléchirons sur l'apport chrétien. Pour l'instant, nous tenons seulement à montrer que la foi ne passe pas par le refus de ce théisme, pas plus que par le refus de l'athéisme, et pour les mêmes raisons. L'athéisme n'est qu'un théisme inversé. Il repose sur la même image de Dieu. Il fonde le même type d'action : à partir de ce théisme comme de cet athéisme l'on ne peut aboutir qu'à un système autoritaire et conservateur. Dire « matière » là où l'autre dit « esprit » ne change rien à l'affaire, car, dans l'une ou l'autre de ces « réductions », on est, bon gré mal gré, contraint de rajouter à la matière quelques-unes des caractéristiques de l'esprit, ou, à l'esprit, quelques-unes des propriétés de la matière. Dans les deux cas on ne retient de la réalité qu'un squelette conceptuel et logicien. Dire « progrès » là où l'autre disait « providence » ne change rien à l'affaire, car, dans les deux cas, l'avenir est un scénario déjà écrit, et l'homme est privé de la responsabilité de son histoire sur le prolongement du passé et du présent. Dire « homme » là où le théisme disait « Dieu » ne change rien à l'affaire, comme l'a merveilleusement montré l'exemple de Feuerbach et, après lui, celui des théologiens de la « mort de Dieu ». L'appauvrissement ne vient pas de ce que l'on ne parle plus de Dieu, mais de ce que l'on part d'une conception réductionniste de l'homme faisant abstraction de sa dimension transcendante. Un athéisme prométhéen ou faustien, c'est-à-dire fondé sur l'individualisme et le rationalisme scientistes de la Renaissance, peut tout au plus inspirer un socialisme fondé sur le modèle de croissance du capitalisme. Il porte en lui les mêmes germes de fermeture et de despotisme que le théisme dont il prend la place. On peut enfin, si l'on reste captif des illusions individualistes et rationalistes de l'Occident, garder seulement la nostalgie de toutes les dimensions perdues, et on aboutit aux philosophies de l'absurde. On a ignoré le rapport humain fondamental, c'est-à-dire le rapport avec l'autre. Alors, enfermé dans son insularité cartésienne, on écrit : « l'enfer, c'est les autres ». On a méprisé tout ce qui n'était pas le concept. Prisonnier de cette cage conceptuelle, on écrit : « l'homme est une passion inutile ». La liberté n'est plus que le pouvoir de dire non. Le fantôme d'un dieu maître de morale fait dire : « si Dieu n'existe pas tout est possible » et « il revient au même de conduire les peuples ou de se saouler solitairement ». Toutes ces tentatives sont à la fois réformistes et réductrices : on nous parle de Dieu ou de son absence dans un même langage, celui du petit « moi » et du concept, incapables non seulement de saisir une transcendance véritable, mais même de lui ménager un point d'insertion dans nos vies d'hommes. Parallèlement à cette évolution philosophique au cours de laquelle, après s'être pensée à travers Platon, Aristote, Descartes, Darwin, la foi s'est pensée, dans le deuxième tiers du xxesiècle, à travers l'existentialisme notamment avec Bultmann et Illich, le tournant le plus important de l'histoire du christianisme se situe au début du
troisième tiers du xxesiècle. Roger Garaudy. Extrait de Appel aux vivants A SUIVRE Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Roger Garaudy, Théologie de la libération