14-18, Albert Londres : «ces Polonais sans Pologne»

Par Pmalgachie @pmalgachie


Pour la Pologne avec l’armée polonaise
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français, 21 mars. « Qui a su magnifiquement maintenir sa vie nationale à travers les plus tragiques catastrophes de l’Europe », ainsi nos chefs viennent de s’exprimer sur la Pologne. Et ils ont ajouté : « Elle se trouve sous la menace d’un quatrième démembrement. » Eh bien, ces Polonais sans Pologne et dont l’Allemagne est encore en train d’écarteler le cadavre, viennent de coiffer la chapska, de former une armée et vont se battre, non pour leur patrie qui n’est plus, mais pour l’ombre vivante qu’elle ne cesse de projeter sur leur cœur. J’ai vu bien des troupes, émouvantes comme les Serbes écrasés par la masse, comme les Belges refoulés sur leur rivière dernière. Celles-là avaient leur pays sous les yeux. Elles pouvaient le regarder par-dessus le parapet des tranchées, cent mètres d’avance étaient cent mètres de plus de leur sol qu’elles foulaient. Le peu qui leur restait était à elles. L’armée polonaise est poignante. Sur la terre française où elle s’entraîne avec une ardeur qui vient de la foi, elle apparaît légendaire, elle est la légion qui s’apprête à combattre, non pour délivrer sa patrie, mais pour que sa patrie cesse d’être un fantôme et ressuscite. Je sors de son camp. Ils rentraient de la manœuvre en chantant. Ils chantaient de ces chants slaves qui touchent à la mélopée. Sans savoir les hommes qu’ils étaient, rien qu’en entendant s’élever la plainte de leurs lèvres, on aurait compris que l’on se trouvait face à des exilés. Ils chantaient non par allégresse, mais par nostalgie, et ils chantaient fort. Nulle oreille allemande, autrichienne ou russe ne pouvait plus les épier. Si la Pologne ne l’était pas, ses chants du moins étaient libres. Ils les lançaient dans l’air de France, tel un sanglot qu’enfin on peut laisser éclater. D’où viennent-ils ? De partout. En 1917, le Président de la République signa le décret constituant leur armée. Dans tous les coins du monde où ils se trouvaient, ils se sont levés et les voilà. Ils sont arrivés d’Amérique, de Hollande, de Russie, d’Italie, d’Espagne, des rangs français. Tous ne parlent pas polonais. Enfants de la même terre violée, beaucoup sont nés hors de son ciel, et sont Polonais par le sang, non par la langue. Ces enfants du même amour, par la cruauté de leur sort, sont souvent condamnés à ne pas se comprendre. Il en est qui ne pratiquent que l’anglais, d’autres que le français, d’autres que l’espagnol. Mais c’est au cœur que l’appel voulait les toucher, ils ont tous entendu. Des milliers sont en mer encore qui s’approchent. Bientôt ils prendront le front. Ils seront d’abord une division. Ayant des muscles, ils deviendront les premiers lanceurs de grenades. À peine, à l’exercice, leur en met-on dans la main qu’ils les lancent à quarante mètres. Pour ce qui est de leurs officiers, laissez-moi vous en présenter trois : Le colonel : Polonais de Paris, a d’abord joyeusement servi la France : Légion d’honneur, croix de guerre à trois palmes. Vit maintenant une heure magnifique, dit : « Je vais marcher sur l’ennemi, le drapeau amarante flottant sur les chapskas. » L’aumônier, trente-trois ans. Beau. Illuminé par ses pensées. Chassé de sa patrie par les Russes, soumettant journellement à l’exercice l’âme de toute l’armée, disant : « Maintenant le million de nos frères, qui saigna sous l’uniforme allemand, autrichien, russe, connaît une espérance. Il sait qu’une libre armée polonaise se constitue en France. Elle doit être quatre fois plus nombreuse, c’est possible. À l’Entente de faire entièrement ce qu’il faut. Les empires ne peuvent plus désormais amener les Polonais se battre de la mer aux Vosges. Ne sachant pas où nous sommes, les nôtres, esclaves, ne tireraient pas. » Ayant porté ses regards loin, très loin, jusqu’à la Pologne sans doute, après avoir réfléchi il ajouta : « Mais la cendre recouvre encore notre flamme. » Un lieutenant : vingt ans, venant d’Amérique. Parle à peine français, a tout de même voulu se faire présenter, s’est avancé, devant son colonel, a déclaré : « Je veux dire un mot » et brûlé par la foi, saluant de la main, péniblement, a dit : — Je suis ve-nu en Fran-ce tu-er des Alle-mands pour la Pologne. »

Le Petit Journal

, 23 mars 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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