Herméneutique et réseaux textuels

Publié le 03 avril 2018 par Fmariet

Michel Charles, Composition, Paris, Seuil, 473 p., 26 €
Michel Charles est Professeur de littérature et théorie littéraire ; il est aussi le directeur de la revue Poétique.
"Ce livre propose une réflexion sur l'analyse des textes", sur leur assemblage, leur montage. C'est aussi une réflexion sur l'art de lire. Selon l'auteur, l'analyse doit venir d'abord ; ensuite, et ensuite seulement, peut ou devrait pouvoir commencer l'exploitation des textes pour des études, culturelles, historiques, philosophiques. Et non l'inverse. D'emblée, la question est ainsi posée du rôle primordial de l'analyse littéraire.
La première partie de l'ouvrage est consacrée à des "réflexions sur l'analyse", confrontant lecture et herméneutique puis passant à l'analyse-même (composition et forme). "Qu'est-ce qui rend possible la pluralité des lectures possibles ?" demande Michel Charles. Sa réponse : il y a virtuellement plusieurs textes compris dans le "texte idéal", avéré, texte philologiquement déterminé, texte de référence à un moment donné et reconnu par tout le monde (éditeurs, enseignants, etc.). En revanche, chaque lecture, chaque lecteur actualisent successivement des textes virtuels, suite d'hypothèses sur la suite du texte, interprétations qui sont des anticipations plus ou moins rationnelles (selon un modèle, ici, c'est un modèle littéraire qui guide l'anticipation). "Les textes construits par la lecture sont ce que peut produire l'activité herméneutique" (notons que l'auteur s'en tient à l'hypothèse d'une lecture linéaire : la lecture non linéaire ne faisant que compliquer la construction des textes).
De nombreux exemples sont développés à l'appui de cette thèse empruntant tous à la littérature, à la poésie, aux romans, au théâtre. Toutefois, ce qui est exposé par Michel Charles vaut sans doute pour la composition des narrations en général, des séries télévisées et des films, notamment, et de leur consommation : ainsi, ce qui fait le suspense, dans une série ou un roman policiers, naît du sentiment de l'incertitude quant à la suite, de la fragilité des textes virtuels actualisés, l'imprévisibilité (relative : l'écart au modèle) des éléments et de la fin, le dénouement. Le téléspectateur n'en finit pas de dénouer provisoirement des intrigues, de se tromper avec plaisir, sans cesse.
L'auteur décrit en virtuose ces textes virtuels multiples auxquels donne naissance la lecture du texte idéal (i.e. réel). En fait, ce "texte idéal" n'existe pas, il n'est que la somme des textes virtuels, des lectures inégalement probables ; il constitue un réseau, il est "en attente" : "Le texte, ou ce qu'on nomme communément le "texte", sera donc ultimement un réseau textuel qui se monnaie en détail pour donner une multitude de textes possibles qu'actualisent (ou non) des lecteurs".
Michel Charles poursuit et complique la construction de l'édifice des textes : ainsi, une bibliothèque personnelle constitue un réseau, puisque le lecteur établit des liens, des connexions entre divers textes qu'il a lus, son capital littéraire ou cinématographique. Un Grand texte, réseau de texte virtuels, est également produit par les références, les citations, les allusions : l'auteur évoque alors l'exemple de la "librairie" de Montaigne, véritable réseau, matérialisé, de textes (dont les citations sur les poutres). Sur ce plan, Internet peut être considéré comme une gigantesque librairie.
Un réseau, entendu de cette manière, est donc un ensemble organisable de fragments textuels, de formes ou thèmes, ni citables ni lisibles. La forme la plus élémentaire est le mot : l'analyse lexicologique met les mots en relation, mais les occurrences des mots diffèrent par leur contexte ; c'est la mise en relation des mots qui peut faire passer de l'analyse lexicale, pure description statistique, pur comptage, au sémantique. On le voit, le travail d'analyse des textes, de leur composition, pourrait déborder, par ses applications, les études littéraires classiques et aborder le terrain plus neuf du traitement automatique des discours (TAL) avec ses clusters, ses cooccurrences, ses liens...
Comment ne pas penser au travail de Henri Meschonnic sur le latin de Spinoza et la composition en apparence si abstraite des textes du philosophe ("more geometrico") ? Henri Meschonnic dénonce "la surdité des philosophes au langage", leur ignorance du lien entre affect et concept, là où se trouvent les traces d'émotion qui président à la composition de ses textes (modèle tacite ?).
Après une première partie où l'auteur expose sa théorie, ses principes méthodologiques, sont développés, en détail, à fin d'illustration et de démonstration, de nombreux exemples : c'est "l'épreuve des textes". Le corpus mobilisé pour les démonstrations emprunte à François Villon et Joachim Du Bellay (thème ubi sunt), à Honoré de Balzac, à Prévost, Madame de Lafayette, Stendhal, Gustave Flaubert et Marcel Proust.
Travail brillant, très stimulant auquel il ne reste qu'à associer des exemples de textes provenant d'autres champs créatifs : partitions musicales, séries TV, articles scientifiques, journalisme... Est-ce opérationalisable ? Comment ?
Références
Henri Meschonnic, Spinoza. Poème de la pensée, Paris, CNRS Editions, 2002 - 2017,  447 p., Index.
Alain Legros, Essais sur les poutres. Peintures et inscription chez Montaigne, Paris, Klincsieck, 548 p, bibliog., index