(Note de lecture) Bernard Noël, "Le Poème des morts", par Chantal Colomb

Par Florence Trocmé

Le livre s’ouvre sur le « Tombeau de Lunven », que Bernard Noël a écrit en hommage à son ami peintre, dessinateur et graveur dont une œuvre est reproduite en frontispice. Ce tombeau est bouleversant. Le poète commence par rappeler la défenestration en insistant sur le corps éclaté de l’artiste, vision d’horreur qui hante sa mémoire depuis le 19 octobre1971, date du suicide de François Lunven. C’est le poète de la chair qui écrit à son ami : « la terre à présent a mangé ton corps / ta viande en bouillie autour de tes os / ta jeune énergie devenue charogne / ta tête cassée comme un œuf pourri ». Et la défenestration s’empare de l’imaginaire du poète qui voit le corps de son ami basculer, se désintégrer, comme s’il avait assisté à l’événement. Les décasyllabes s’enchaînent implacablement pour dire cette mort insupportable. Le sujet disparaît pour nous laisser face à l’inconcevable.
À cet émouvant hommage succède « Le Poème des morts » dont le titre fait écho au Livre des morts des Anciens Égyptiens. Les dieux et les rites du mythe sont présents avec Osiris, Anubis, ou encore la barque Mandjit. Mais, alors que les rites de l’Égypte ancienne avaient pour fonction la conservation des corps, notamment par la momification, ici nous sommes bien dans notre monde : « les dieux sont morts à quoi bon les offrandes ». Et le seul « avenir » du corps est « la pourriture ». Le poète ironise : « brûlez l’encens soufflez les aromates / le nez des dieux n’est plus très sélectif ». Puis il nous invite à réfléchir à ce que nous avons fait et à ce que nous avons instauré pour prendre la place des dieux. Nous sommes « sur le marché de l’extermination / rendement parfait dix mille par jour / tuer au gaz ne cause aucun problème ». Le poète fait clairement allusion aux camps d’extermination nazis lorsqu’il évoque la sordide « récolte de l’or en bouche ». Mais nous avons inventé pire mort encore avec l’invention de la bombe atomique. Avec ce que Bernard Noël, créant un néologisme, appelle la « chambre atomisante », le problème des corps ne se poserait plus puisque l’on pourrait obtenir un « espace vide et net dès l’ouverture ». Tuer n’est plus l’apanage des dieux, « tuer est le plaisir qui sert l’État ». Dès lors le lecteur comprend que « Le Poème des morts » a un sens politique. Il s’agit de dénoncer les horreurs commises au nom de l’État, quel qu’il soit. « L’État déguise ainsi tous ses cadavres / au nom toujours de la sécurité » : Bernard Noël dénonce ici l’argument fallacieux de la sécurité brandi par les États dits démocratiques pour dissimuler leurs sombres actions : « assassinat », « torture » ou « contrôle au faciès ». Le poète fait la critique du capitalisme, cette politique du rendement qui broie les hommes : « la vie est désormais une entreprise / tout s’y mesure en rentabilité / plus de social mais le seul rendement ». Le poème critique même l’attitude du pouvoir actuel face au terrorisme : « l’état d’urgence est proclamé trop tard / on crée alors l’abattoir anonyme ». Faisant écho au concept de « sensure » qu’il a créé dans L’Outrage aux mots, Bernard Noël s’insurge contre le pouvoir des médias : « il est question de scalper nos paupières / pour en finir avec leur résistance ». Nous sommes contraints de regarder les écrans qui propagent la mort de la pensée afin d’empêcher toute révolution. Dénonçant l’avidité du pouvoir, le poète ironise encore : « il manque à l’État un presse-cadavres / des appareils pour exploiter les morts ». La politique du rendement mène à tout récupérer pour faire du profit, alors pourquoi pas aussi les morts ? Le poète conclut par la comparaison entre le culte des morts de l’Antiquité et le sort réservé aux morts dans le monde d’aujourd’hui : « la mythologie permettait le rêve / on en maquillait le jour / la consommation permet seulement de s’auto-consommer sans le savoir ». La poésie devient mordante à l’égard de cette société qui ne sait que faire de ses morts : « à quoi bon fréquenter les cimetières / on choisit l’hygiène et non les vieux rites », on préfère l’incinération à l’inhumation et il n’est plus besoin de célébrer les morts devenus simple « fumée ». Alors que l’Égypte ancienne honorait ses morts, nous nous débarrassons des nôtres, faute de leur trouver une rentabilité. Reste la poésie, qui, comme dans le « Tombeau de Lunven », peut redonner leur dignité aux défunts en leur rendant un vibrant hommage.
Chantal Colomb

Bernard Noël, Le Poème des morts, Fata Morgana, 2017, 45 p., 11 €.