Le village universel de Bonaviri

Publié le 23 avril 2018 par Les Lettres Françaises

Lorsqu’est mort Giuseppe Bonaviri, il n’est pas sûr que le temps de vie qui lui avait été alloué par le destin ait suffi à asseoir sa renommée en Italie et dans le reste du monde. Traduite pourtant largement, de la Chine en Amérique du Sud, des pays européens aux Etats-Unis, son œuvre était connue par les académiciens suédois qui, par une secrète perversité dont ils sont coutumiers, laissaient percer, de temps à autre, son nom pour l’oublier aussitôt.

Ce médecin sicilien, transplanté dans l’austère Ciociaria où il avait, encore jeune, suivi sa femme institutrice, sacrifiant donc son environnement natal qui devait nourrir toute son inspiration, avait pourtant imposé son extraordinaire originalité très vite au grand découvreur de talents qu’était Elio Vittorini. Mais c’est peut-être sur un malentendu que s’est faite sa première publication qui le rattachait à un certain courant néoréaliste : il parlait, en effet, dans Le tailleur de la grand-rue (Denoël), de son père et de la dureté de sa vie à Mineo, village de la région de Catane, auquel il allait donner une dimension mythique. Le livre qu’il écrivit juste après à partir de son journal (Le poids du temps, Denoël) et qui racontait sa vie de médecin de campagne, n’aurait pas corrigé cette première approche. Il fut du reste publié beaucoup plus tard.

Ce n’est que progressivement que les éditeurs et les lecteurs évaluèrent la singularité de l’univers de cet écrivain phénoménalement érudit, mais dépourvu de tout pédantisme, qui mêlait sa culture scientifique (non seulement médicale, mais astrophysicienne et chimique) à une très grande connaissance d’autres civilisations (la littérature antique, la philosophie médiévale, les chansons de geste, les contes arabes et chinois, la Bible, bien sûr, et mille autres approches de l’humanisme). L’immense liberté dont il faisait preuve dans la construction de ses livres, tantôt autobiographiques, tantôt imaginaires, ses sauts de registre, grave et solennel et inopinément comique et fantasque, se traduisait non seulement dans la narration, mais dans le genre même de ses livres inclassables. Certes, tous poétiques, ils se présentaient parfois comme des récits de science fiction, comme des fables philosophiques ou comme des témoignages familiaux. Le lecteur français a accès à la plus grande partie de cette œuvre composite et pourtant cohérente : des Nuits sur les hauteurs (Denoël) à Dolcissimo (L’arpenteur) en passant par Le murmure des oliviers (Verdier), Ghigò (Hatier) et Ô corps soupirant (Arfuyen).

Lorsqu’il meurt en 2009, Bonaviri est sur le point de fêter ses quatre-vingt-cinq ans. Il vient de publier un roman fantastique s’appuyant sur des découvertes de la génétique et situé en Libye et aux Etats-Unis (Histoire incroyable d’un crâne, Seuil) et peu auparavant La ruelle bleue (Seuil) qui évoquait, une fois de plus, sa petite enfance et le merveilleux univers des rêveries et des traditions de sa terre natale. Mais il a mené une vie très discrète de cardiologue dans le dispensaire du petit bourg de Ceccano, près de Frosinone. Sans doute, rares étaient ses patients qui le savaient écrivain. Il ne sortait de l’anonymat que pour animer une fois l’an la fête du « Livre de pierre » dans la proche cité d’Arpino (patrie de Cicéron). Il y faisait inviter chaque printemps un nouveau poète étranger qui devait composer quelques vers qui, l’année suivante, seraient gravés sur une pierre placée dans un endroit public de la ville, ainsi transformée en musée lapidaire en plein air de poésies internationales…

Bonaviri tenait à conserver son métier, pour rester près des êtres humains ordinaires qui l’éloignaient d’un milieu littéraire et éditorial à la superficialité dangereuse et aux valeurs fallacieuses. Ce milieu avait reconnu sa valeur, indéniablement, mais non sans une certaine condescendance qui le faisait sourire. Souvent invité à l’étranger, il accompagnait la sortie de ses traductions avec bonne volonté, mais résigné à ne pas jouir de la gloire de certains de ses confrères.

Un lecteur qui découvrirait l’univers de Giuseppe Bonaviri en lisant Les commencements (dont la version originale date de 1983, l’auteur n’ayant pas encore atteint soixante ans) s’en ferait une idée très juste, très complète. L’éditeur d’origine (Sellerio) compare à juste titre le Mineo de Bonaviri au Racalmuto de Leonardo Sciascia et au Comiso de Gesualdo Bufalino, deux autres maîtres de la littérature sicilienne. Tous trois ont écrit, dit l’éditeur, des « micro-histoires ». En effet, Bonaviri, dans de brefs chapitres qui alternent avec des poèmes, propose des tableaux, des portraits, des saynètes qui font revivre sa mémoire intime et collective, ressuscitant les « petits métiers » (acheteur de cheveux, chevrier, chanteur ambulant, mais aussi cordonnier, boulanger, marionnettiste, forgeron) qui faisaient du village, juché sur un piton, un véritable microcosme, autant tourné vers la terre que vers le ciel. La modernité du XXe siècle n’est pas pour autant absente du temps du village. Bien au contraire. Le livre commence, du reste, à New York, où comme nombre de ses compatriotes, la mère et les oncles et tantes de l’auteur ont émigré quelques années avant de revenir au pays.

La Sicile a été le point de départ et d’arrivée de nombreux voyages. L’architecture, la littérature et la langue siciliennes portent les traces de ces incessantes migrations, et très souvent Bonaviri rend hommage aux voyageurs normands et arabes qui ont marqué son île et l’ont considérablement enrichie et ouverte. Mais ces voyages, ces exils n’étaient pas sans tragédie. Naufrages, guerres, famines ont beaucoup atteint la population déjà minée par des difficultés climatiques (volcans, séismes, sécheresses) qui l’appauvrissaient et menaçaient la splendeur baroque de son patrimoine. Il n’y a pas, dans le ton de Bonaviri, d’amertume et de récrimination révoltée. Mais toujours une sagesse, une noblesse qui lui permettent de contempler la tragédie humaine et de lui restituer une grandeur qui dépasse le destin individuel.

Ces « commencements » sont, comme la « vie nouvelle » de Dante, une façon de transfigurer la rudesse de l’existence terrestre et de la sublimer. La mémoire de l’écrivain est précise : les récits oraux des membres de sa famille et de tout son environnement de jeunesse se sont inscrits en lui. Il procède comme le « marqueur de parole » qu’est, à l’autre bout du monde, mais lui aussi sur une île, Patrick Chamoiseau. Bonaviri y ajoute sa propre sensibilité et sa culture pour amplifier les dimensions de son théâtre. Mais déjà, autour de lui, ses voisins, ses parents avaient cette façon de dessiner un microcosme qui englobait l’univers entier dans leur vie quotidienne. La Théogonie d’Hésiode, la philosophie d’Anaxagore trouvaient leur place. La « pierre de poésie » qui était vénérée sur les hauts plateaux laissait parler les voix souterraines et intemporelles, qui se transmettaient de génération en génération. Et c’est naturellement que Harlem et Mineo se répondent :
« Légère la cithare d’Hésiode, tonitruante
la trompette
d’Armstrong sur les eaux fluviales
reflétant ossements et gratte-ciel. »

La mort, on n’en sera pas surpris en terre de Sicile, est omniprésente et dans un souci d’ethnographie littéraire, Bonaviri rapporte des croyances populaires liées aux rituels, aux suicides, aux meurtres de bébés indésirés, au placenta, aux scapulaires morbides. Mais la mort, avec tout son apparat conjuratoire, donne l’espoir d’un autre monde affranchi des chaînes : « Pour les Siciliens, l’au-delà est défini comme le monde de la vérité, autrement dit, conçu comme une dimension éthique de type pragmatique, dans laquelle existe un règne dépourvu de tyrans, de femmes infidèles, de quolibets, de fainéants ou de filous, dépourvu d’hommes faisant de la machine une fin dernière, dépourvu d’hommes d’État aux si nombreuses manigances, dépourvu d’aigrefins. Dans l’au-delà, entre l’aérien et la couleur rose, la vie présupposée d’une moindre consistance et d’un moindre poids, baigne dans une douleur crépusculaire éventée, indéfinissable, non embellie par des boqueteaux de taillis où chante le coq de bruyère ni par la vision d’un lac clair sur le périmètre duquel chevauchent mille cavaliers. »

Il y a quelque chose de très réconfortant de voir que l’édition française poursuit sa prospection d’une littérature inspirée, exigeante, hors de toute considération lucrative, de toute mode frelatée. L’excellent traducteur, Philippe Di Meo, qui a consacré jusqu’ici l’essentiel de son travail à faire connaître Andrea Zanzotto, Giorgio Manganelli, Nico Naldini, Pier Paolo Pasolini, Federigo Tozzi, Alberto Savinio, Carlo Emilio Gadda, ne pouvait que rencontrer l’œuvre de Giuseppe Bonaviri dont il présente avec profondeur, dans une note finale, le langage poétique comme « la métaphore d’une utopie biologique ».

René de Ceccatty

Les commencements (L’incominciamento), de Giuseppe Bonaviri
Traduit de l’italien, annoté et postfacé par Philippe Di Meo
La Barque, 176 pages, 22 €

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