Au mont des Cats
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français des Flandres, 10 mai. Nous sommes au mont des Cats. Nous y sommes aujourd’hui parce que nous n’avons pas pu y monter hier. Nous étions arrivés jusqu’à ses pieds. Ce n’est pas que sa hauteur nous ait effrayé. Gravir le mont des Cats n’a rien à voir avec l’alpinisme : c’est tout juste comme si l’on avait affaire à Montmartre. C’est que les Boches le labouraient. Nous nous présentions à l’heure où ils se mettaient à démolir la chapelle et le monastère. Le mont des Cats, de loin, séduit l’œil à cause de sa maison religieuse. Trois petits clochers minces la surmontent, et ses trois frêles bonnets coiffant la masse de terre font l’agrément du paysage. Donc, plein d’ignorance de la minute qui allait suivre, nous nous mettions en mesure de grimper quand, par coups doubles, à midi, les obus, en plein sur le bâtiment, s’abattirent. Et comme si les tireurs craignaient que les saints de pierre ne prissent la fuite et ne fussent pas tous découpés en morceaux, ils marmitèrent farouchement les chemins. C’était l’offensive contre le bon Dieu. Les murs des cellules s’effondraient ; la terre ocre et molle du jardin potager des hommes du Seigneur bouillonnait chaque minute par de nouveaux cratères, la croix de la cour sautait, les statues tombaient de la façade et, choc central, un grand nuage de fumée rouge-brique s’éleva : la nef de la chapelle, en plein milieu, sous un obus sûr, s’effondrait. Comme nous n’avions pas l’outrecuidance de penser qu’où les saints de granit n’avaient pu résister, notre pauvre chair mortelle eût trouvé grâce, après six heures de cette contemplation – car à six heures les stalles des moines valsaient encore – nous reprîmes, avec la froideur qui convenait, la route du cantonnement. Nous reviendrons demain. C’est ce que nous faisons. Aujourd’hui, calme ; c’est l’état où nous aimons trouver les choses, montons. Dans les lilas, dans les gaz Le long de la montée il y a des obus qui ne se sont pas ouverts. Mais ça pue le gaz. En passant près des entonnoirs l’odeur s’accentue. Ça vous râcle le palais, comme quand, ayant mal à la gorge vous vous gargarisez avec de l’alun. La nature est tendrement verte. Des lilas, mauves et blancs, de leurs branches débordantes vous frôlent les joues comme si ce n’était pas la guerre, des jacinthes d’un violet-bleu couvrent les pentes, où, solitaires, passaient les moines. N’en cueillons pas, ce ne sont pas des souvenirs à envoyer dans des lettres, ne réclamez pas des fleurs du mont des Cats, elles sont empoisonnées, madame. Nous atteignons le sommet. Nous voici sur le premier mont de la chaîne des monts, ensuite c’est le Coquerel, le mont Noir. Mais nous vous avons décrit la ligne au commencement. Les Boches sont devant, dans la plaine. Cette arête est aujourd’hui leur obstacle. Elle est gardée par les Français. Ils n’ont pu la franchir avant leur arrivée. Le tentèrent-ils ? Il est plus probable qu’ils essayeront autre part avant. Pour recommencer la ruée dans les Flandres, ils la recommenceront. Ils ne sont certainement pas partis si formidablement en guerre pour se terrer dans la plaine sans fin des Flandres, avec nous dressés devant eux du haut de nos 140 mètres de domination, du mont des Cats au Scharpenberg. Ils préparent leur nouvelle chance : ils y mettent le temps, leur leçon de Locre leur a servi. S’ils n’ont pas réussi, croient-ils, c’est qu’ils se sont précipités. Cet après-midi, du sommet du flanquement de notre ligne nous nous permettons de leur prédire malheur. Le temps qu’ils s’accordent pour se parfaire n’est pas occupé par nous à cueillir des lilas. Ce qui fut le monastère En attendant, tournons-nous, regardons leurs ravages. Saints moines, si vous aimez votre monastère, si vos cellules, lorsque vous fûtes forcés d’en partir, étaient restées le reliquaire de vos souvenirs célestes, si vous aviez promis à la ferme où vous battiez votre beurre et votre fromage de lui revenir, amoureusement, les manches relevées, il faut offrir à Dieu la peine que nous allons vous faire. Le 9 mai 1918, par une belle journée de soleil, entre midi et six heures, les Allemands qui, en 1914, étaient venus goûter votre lait, ont massacré votre domaine. Votre chapelle a conservé ses trois clochetons, mais son toit, son abside sont sur les dalles, en tas. Votre saint Bernard, votre patron, qui accueillait les visiteurs à l’entrée, a perdu sa tête. J’en ai même l’oreille avec moi, que j’ai trouvée par terre. Je l’ai emportée. Si l’un de vous avait l’habitude de lui adresser plus particulièrement ses prières, qu’il me le dise, quoiqu’elle soit lourde (il y a aussi un morceau de la joue), je la lui enverrai pour que le saint continue de l’entendre. Votre grande horloge s’est arrêtée à 1 heure 12. Votre Vierge du portail, entre les deux clochetons, a la nuque arrachée. Sa figure n’a plus l’air, maintenant, que d’un masque que l’on moule sur le visage d’un mort. Vos chaises, vos tables, vos chandeliers, vos autels, vos tableaux, vos lits, tout sort d’un tremblement de terre, cassé, enchevêtré, perdu. Et l’ange de votre jubé, qui est à peu près tout ce qui reste debout, au milieu de cette destruction, ses deux bras le long du corps, textuellement dit : « Voilà ! » Ce mont en tête de ligne de ses pareils, barrant les Allemands, a son mystère. Ce mystère ne remonte pas aux origines de la communauté, mais à celles de la guerre – de la guerre d’aujourd’hui. On dit que là, pendant les quelques jours où ils y furent, en 1914, l’un de leurs princes, le prince de Hesse, frère de l’impératrice de Russie, y fut blessé, soigné, puis y mourut. On l’enterra, les Allemands partirent, et c’est autour de son cadavre qu’est le mystère : le corps, un jour, bien plus tard, disparut. Les moines, là-dessus, étaient muets, les pierres viennent de le devenir.
Le Petit Journal
, 13 mai 1918.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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