Exalter, dit – elle *

Publié le 08 juin 2018 par Aicasc @aica_sc

Quelques rares expositions ou démarches artistiques m’émeuvent plus que d’autres et font sourdre une inquiétude sur la validité de mes tentatives critiques.   Ma parole sera – t- elle à la hauteur de la sensibilité  et de l’authenticité de l’artiste ? Il ne s’agit plus de la froide analyse d’un  argumentaire conceptuel ou plastique. C’est de l’émotion partagée.

Je perçois Exalter de Jacqueline Fabien, au-delà des problématiques et expérimentations plastiques, comme un engagement très personnel et  intime.

Nus endormis
acrylique sur toile
1×1,40 m
Années 90

Dans les années quatre – vingt – dix, le paysage fonctionnait comme décor.  Exalter, c’est le corps comme paysage. Ce corps masculin vu de dos, Jacqueline Fabien le peint comme un paysage, avec ses creux, ses bosses, ses lignes, ses éminences, ses protubérances. L’œil de l’artiste, c’est le regard de celui qui dessine.  Il privilégie une vision plasticienne du corps, différente de la vision plus sexuée des années 90 . Le pinceau  comme une main qui caresse parcourt ce paysage-corps. De la texture et de la porosité de la toile de lin non apprêtée aux nuances délicates,  proche du grain de la peau, s’exhale une tendre sensualité.

Avec Exalter s’accomplit la fusion de deux thèmes chers depuis toujours à Jacqueline Fabien : le corps et le paysage, sujets  déjà présents dans les œuvres acquises dans les années quatre-vingt  par le Frac Martinique : Carêmes et Loukoums,  Bustes.

Dos N° 6
Exposition Exalter

Ce dos nu décliné et baigné d’atmosphères variées, plutôt marine pour le Dos n° 6, plutôt florale pour le dos n°7 , fournit aussi un  lieu d’expérimentations plastiques, notamment  des multiples usages de l’acrylique dont Jacqueline explore la fluidité, les coulures, les éclaboussures qui exigent haute maîtrise et long temps avant d’obtenir l’effet souhaité. Elle en teste aussi la matière plus dense pour retrouver la sensualité du pastel (Dos n°3). Et elle intègre  de la broderie de minuscules perles  pour mieux retranscrire, comme dans le Dos n° 1, les aspérités de la peau et autres grains de beauté. Cette pratique, liée à son nouveau lieu de vie puisque la Bretagne connaît une tradition de broderie, lui offre liberté et légèreté. Tout comme l’insertion de Sms dans certaines toiles, avec ce défi à relever de l’insertion d’une forme géométrique dans une toile de douceur mais surtout avec le jaillissement d’une poésie amoureuse à la tonalité surréaliste non dénué d’humour…    et tant brasse haut siiiii  ou encore cet échange :tu es une merveille ..Non plutôt un père vieil

Dos N°1
Exposition Exalter

Etang corps n°3 acrylique surr toile et objets 146x97cm

détail

Il est question une fois encore de couple et d’amour. Vous souvenez – vous des couples ludiques de 1990,des diptyques juxtaposant une peinture et une surface d’une matière inattendue ? Cette fois, appareillés ou accouplés  aux tableaux, il y a de petits coussins de tissus brodés de perles, à l’évidence des sexes féminins, très séduisants, en cohérence avec le thème d’ensemble : le flux vital des sécrétions féminines exaltées par l’amour et le couple, d’où le titre le lit de mes rivières c’est-à-dire  le partenaire,  source de cet élan, de cette énergie vers la vie.

Couple à la petite planche
acrylique sur toile

Rivières
techniques mixtes

Rivière n°7

Rivière n°

Après les recherches sur le rendu du pigment acrylique, après la réflexion sur le Nu comme genre et sur le cliché selon lequel un nu est à priori féminin, l’autre pan de l’exposition, les Etang-corps puis la série  Etang, répond  à d’autres  questionnements plastiques.

Pour les premiers, toujours dans une fusion du corps et du paysage, comment représenter un corps dans le paysage, comment créer  un espace fictif d’harmonie sans échelle et sans souci des proportions.

La série des Etang (s) qui relève le défi de peindre l’impossible, de fixer sur une toile  l’un des trois sujets les plus ardus, l’eau –au même titre que  la neige et la lumière-  multiplie la représentation d’un lieu privilégié de contemplation méditative, un même étang dont la forme conduit Jacqueline jusqu’aux rivages de l’abstraction. Avec néanmoins les trois petits cygnes pour bien s’ancrer dans la réalité car il y a toujours avant la toile un dessin classique comme le démontre le remarquable mur de croquis, glanés de ci,  de là, Martinique, Bretagne, Ecosse, Irlande, Italie… qui témoignent d’une infatigable activité de dessin.  Je reste esclave du réel  confie Jacqueline Fabien qui, après l’observation assidue et attentive du réel, réussit à s’en évader.

Série Etang-corps

Une autre petite série de six ou sept toiles rectangulaires, Etang à Penhors, Carbet plage, Baie des anglais cherchent à exprimer  l’essence d’un site et à restituer une ambiance en adjoignant à la peinture de menus objets collectés sur ce site même, lors de ce que la plasticienne désigne comme ses glâneries. Coudre des objets sur la toile offre à l’artiste une liberté, une fantaisie, une légèreté ludique  tout comme la broderie où l’improvisation est la règle.

Carbet plage

Baie des anglais

L’enclave – vidéo est autonome et énigmatique. Elle  fonctionne  comme un livre de contes, celui du petit roi déchu. Page un, page deux, page trois, page quatre.  A partir des babioles collectées, s’est construite une histoire  sur les deux visages du royaume de la mort. Un espace désolé peuplé de formes blanches comme des ossements, la mère qui pour patienter a tissé  comme Pénélope une toile de coquillages Tous ces jours sans toi, l’autre royaume habité de personnages fantastiques et colorés et une vidéo où trois personnages étranges se découpent très nettement sur un fond floral d’un jaune éclatant qui évoque certaines toiles de Bonnard mais aussi une installation de Jacqueline Fabien, Le Jardin de Madame Monet. Relier les différents fragments pour  avoir une lecture d’ensemble reste, du moins pour moi, aléatoire sans doute en raison de la mise en espace.

La permanente présence de textes poétiques dont Jacqueline est l’auteur mérite que l’on y arrête. Dans tous ses catalogues, l’écrit, explicatif ou onirique,  accompagne l’image.

La peinture de Jacqueline Fabien est à la fois très construite et très réfléchie, audacieuse d’une certaine façon ; elle  approfondit des problématiques plastiques mais reste empreinte d’une émouvante sensibilité.

Depuis mon engagement dans cette pratique prenante, vorace autant que généreuse,, la peinture m’a permis de donner images à des fantasmes, d’inventer un autre monde… Je ne peux la dissocier de ma vie, imaginer ma vie sans elle, conclut Jacqueline Fabien

Dominique Brebion

*Détruire, dit – elle est un roman de Marguerite Duras dont le thème principal est la puissance du désir