Claude Monet, prophète hors son pays

Publié le 26 juin 2018 par Les Lettres Françaises

Monet, dont l’Impression, soleil levant donne son nom à l’Impressionnisme (1874), passe on le sait l’essentiel de la dernière partie de sa vie, reclus (mais heureux) dans Giverny, attaché à la représentation de ses Nymphéas. Son obstination le conduit à de nombreuses recherches, insatisfactions, perfections, à des productions souvent de grandes tailles qui encombrent son atelier agrandi. Elles ne trouvent pas toujours preneurs, ce qu’il ne cherche d’ailleurs pas. Il fait don d’une suite de tableaux en 1922 (22 panneaux au total) à l’État, qui en eût été un peu embarrassé si son ami fidèle, Georges Clémenceau, ne l’avait soutenu, avec la même obstination que Monet avait eue à poursuivre son œuvre, et n’avait imposé les Nymphéas à l’Orangerie. L’opération fut réalisée en 1927, un an après sa mort.

Elles n’y furent pas très bien reçues, pour diverses raisons, parfois politiques (contre Clémenceau, ainsi de Paul Morand), parfois esthétiques (après diverses profondes remises en cause, fauvisme, cubisme, on est alors dans une période dite de « retour à l’Ordre » − l’Impressionnisme, et Monet, ne représentent plus le même intérêt), parfois mesquines (jalousies d’artistes, comme J-E Blanche, A. Lhôte …). L’œuvre est peu visitée. Le bâtiment est atteint par un obus en 1944. Parfois on place des palissades devant les Nymphéas pour présenter des expositions temporaires ! Le fils de Claude Monet, Michel Monet, s’en offusque, et cette déception est en partie à l’origine du legs qu’il fait des œuvres de son père qu’il a conservées (et qu’il avait de la peine à vendre) non à l’État, mais à l’Institut de France, donc à Marmottan – qui possède ainsi une collection remarquable (le legs a pris effet en 1966).

Ce manque de clairvoyance, qui nous surprend aujourd’hui, n’a pas été unanime (Masson en particulier apprécie l’ouverture de l’Orangerie aux Nymphéas, il écrit plus tard : « Monet le fondateur », le « Raphaël des eaux », compare le travail de Monet à celui de la Chapelle-Sixtine, etc.), a sans doute encore plus surpris les Américains venus à Paris à une époque où la capitale pouvait encore prétendre être le centre des Arts, avant que New York ne la supplante, après la Guerre de 1940. L’audace, la recherche passionnée de formes exprimées ou magnifiées par une sorte de lutte avec la couleur (texture, effets, mélanges, « vibrations » …), ont fasciné certains d’entre eux – qui aujourd’hui sont devenus à leur tour magistraux, en revendiquant souvent la dette qu’ils ont à l’égard de Monet.

L’exposition que présente l’Orangerie décrit cette influence déterminante, puis cet éclatement superbe qui caractérise les toiles des Américains des années quarante et cinquante. C’est une parfaite et lumineuse (et colorée !) manifestation, presque une leçon de peinture, en à peine plus de trente tableaux, mais chacun assez mis en valeur pour séduire et provoquer une sorte d’éblouissement.

Après avoir revu les merveilleuses et libres Nymphéas (avoir rêvé de les contempler en silence, ou en écoutant Debussy !), préfacées et prolongées par un parfait monochrome d’Ellsworth Kelly (Tableau vert, 1952), on est accueilli, en descendant l’escalier, par un polyptique de Joan Mitchell, évoquant, par larges touches vertes et bleues, une échappée vers un jardin, The Good-Bye Door (1980). Puis on pénètre dans l’exposition. Celle-ci juxtapose des toiles « du dernier Monet », possédées par l’Orangerie et par Marmottan, avec les toiles de l’abstraction américaine.

Les toiles choisies de Monet sont confondantes de modernité et la mise en scène de l’exposition, les présentant à côté des œuvres qu’elles ont inspirées, met en valeur l’originalité de Monet. Les deux Saules pleureurs, les trois Ponts japonais sont aujourd’hui encore surprenants, dans la volonté que Monet a eue de créer une impression de couleurs mêlées, de fusions qui semblent annonciatrices d’une possible abstraction.

À son ouverture par Alfred H. Barr, en 1929, le Museum of Modern Art, ne contient pas de Monet, mais plutôt des Cézanne, Gauguin, Seurat, Van Gogh, considérés comme géniteurs de l’art moderne. Certains artistes soulignent cette absence et l’intérêt de recourir à Monet – dont certaines peintures sont cependant au MET. D’autres poursuivent individuellement des recherches, sur la couleur, dont ils perçoivent la parenté avec celles de Monet. Ainsi en est-il du Barnett Newman qui peint en 1946 The Beginning, puis de Mark Rothko, dont deux toiles de 1948 préfacent un magnifique Blue and Gray de 1962 : les couleurs superposées, gris crème et bleu foncé, semblent absorbées par la toile, comme les nymphéas le sont dans l’eau.

Ces prémisses conduisent aux grandes figures de l’abstraction américaine, dont on peut dire que chacune est représentée par une œuvre remarquable, à commencer par Jackson Pollock, avec un Untitled de 1949 et The Deep de 1953, cette dernière appartenant au MNAM. Un extrait du film réalisé par Sacha Guitry Ceux de chez nous (1915), qui met quelques instants en scène Monet à Giverny en regard d’une manifestation de dripping de Pollock est suggestif. A l’effet de saturation qu’offre Pollock, on peut rattacher les aboutissements très construits de Mark Tobey (White Journey, 1956) et du canadien Jean-Paul Riopelle (Sans titre, 1954).

Jouant autrement avec formes et couleurs, Philip Guston (admirable Painting de 1954, par juxtaposition de traînées rouges, infiltrées de quelques touches de vert, aqueuses), Morris Louis, Clyfford Still, Sam Francis, sont présents, tous venus de collections de musées américains (Baltimore, Washington), ou européens (Bâle, Madrid), mais on le sait, peu de Paris, qui a mis longtemps à les admettre – comme les contemporains du vieux Monet des années vingt. On pouvait étendre le regard, comme des expositions plus amples ont pu le faire, à d’autres peintres (on pense à « Monet y la Abstracción », exposition à la Fondation Thyssen-Bornemisza à Madrid en 2010, qui s’élargissait, à partir des mêmes noms et œuvres, à Robert Ryman, Lee Krasner et à l’allemand Gerhard Richter notamment, même aussi à Vieira da Siva, Bazaine…).

Deux artistes femmes sont étincelantes. Avec deux grandes peintures de 1963, Helen Frankenthaler offre sur de vastes toiles une évasion presque vaporeuse, la couleur semblant imbiber la toile. Mais c’est sans doute, plus tardive, Joan Mitchell, tant impressionnée par Monet qu’elle vécut à Vétheuil, en regard de son jardin, qui impose à la fois sa force gestuelle, par larges touches entremêlées, et l’art de suggérer, par la couleur, des compositions à la fois abstraites et évocatrices (eau, lumière, fugitivité des sensations…).

Les Américains de l’après-guerre, qui ont assimilé les audaces de Monet et créé des formes picturales si neuves qu’elles ont éclipsé les Écoles de Paris, aussi talentueuse fut leur résistance, sont présents à Paris, et leur présence est éblouissante. On peut sans doute prolonger le plaisir de cette rencontre, d’une part, à partir du 1er juin, à la Fondation Custodia (« Le rêve américain : du pop art à nos jours »), d’autre part à la galerie 1900-2000 (« David et Michel Fleiss, l’avant-garde américaine ).

Philippe Reliquet

Nymphéas, l’Abstraction américaine et le dernier Monet
Musée de l'Orangerie, 13 avril – 20 août 2018.

Le rêve américain : du pop art américain à nos jours. 
Exposition « Fondation Custodia, 121 rue de Lille, 75007, Paris. 

America’s avant-gardes, 2 juin – 2 septembre 2018. 
Galerie 1900-2000, 8 rue Bonaparte, 75006, Paris.

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