Queffélèche

Publié le 11 juillet 2018 par Agathe

« Ne dirait-on pas, quand on regarde cette Île sur la carte, une tortue gigantesque et impuissante, noyée dans l’immense nappe céruléenne, tendant tout son être et allongeant désespérément son cou vers la France ? La toucher ! La saisir ! ».

Dom Jean-Baptiste GAÏ

Le « racisme pro-corse »¹ , cette rengaine supposée suave aux lecteurs autochtones du quotidien Corse-Matin, continue de fleurir les interviews des peoples et autres vedettes de passage sur l’île. Comme une figure imposée, certes. Mais presque devenue superfétatoire. Voire inutile. Les Français n’ont-ils pas gagné la guerre ? Suivant le principe de l’indirect rule britannique, et à la faveur d’élections remportées par le mouvement nationaliste, ils se sont défaussés sur un chef indigène d’honorable famille. Un homme charismatique. Un juste. Adoré des métropolitains et de leurs organes de presse. Et a fortiori des colons installés à demeure comme des coloniaux de vacances.

Remisées les kalachs et les cagoules ; oubliés les rackets, les plasticages et les nuits bleues. Le chef s’est donné pour devoir d’endiguer les dérives xénophobes ou fascisantes de ses troupes et de la jeunesse en général, au nom, d’abord, d’une « tradition historique d’ouverture à l’Autre » (sic), mais essentiellement à coups de distribution de hochets identitaires ou de gratifications culturelles formelles ; tout en misant, aussi, sur la pénétration idéologique des valeurs humanistes, antiracistes et libertaires de la gauche sociétale. Et il possède désormais la capacité institutionnelle de moderniser l’île, c’est à dire d’y répandre l’esprit de la contre-révolution capitaliste (l’épanouissement néo-libéral, pour les oreilles chastes). Développement durable, écolo-business, protection et mise en valeur de l’environnement, circuits courts, agriculture biologique, ubérisation, startupisation, chacun, Corse ou métèque , sur cette terre pacifiée et conçue comme un laboratoire du bien commun, ne demande qu’à s’inscrire dans une démarche collective qui, en outre, contribue à conférer de la plus-value à ses biens privés.

Tout baigne, donc, en apparence, sous les doux auspices du vivre-ensemble et de la démocratie participative. Près d’un demi-siècle de violence endémique, d’impasses et de compromis mort-nés, stoppés net par le pacte gagnant-gagnant passé entre l’État et des nationalistes enfin parvenus aux affaires. Plus besoin, dès lors, de s’acquitter d’une taxe orale de séjour, dégoulinante de sirop d’orgeat, en forme d’hommage au vaillant peuple corse, tellement accueillant, si fier. Et pourtant, voici le buriné Yann Queffélec qui, en ce 4 juillet 2018, renoue avec des sommets de flagornerie et de niaiserie qu’on n’avait plus atteint depuis les grandioses déclamations enflammées, sinon pathétiques, des Fugain, Bedos, Sardou et consorts, lors des années de plomb, sur fond de lutte armée et d’impôt révolutionnaire. Point de facilité, néanmoins, chez l’écrivain. Il tient à se démarquer et balaie d’un revers de main les compliments d’usage, comme les métaphores paradisiaques, du tout-venant. « Ce que les Corses ont ras le bol d’entendre à longueur de journée, c’est que c’est incroyablement beau ». Lui tape directement dans le dur. La psyché. « J’ai séjourné en famille avec mes enfants du côté de l’Argentella et c’était, en effet, une des périodes de pure perfection de ma vie. Je me sentais adopté par les Corses et par l’atmosphère. Je fuis le tourisme, je fuis mes semblables continentaux, et c’est finalement très simple d’être en amitié avec les insulaires, quand on est soi-même naturel, spontané,vrai ». Ecce homo. Le people, en son incarnation archétypale. Qui proclame simultanément sa détestation élitiste envers le tourisme populaire de masse et sa dilection élitaire pour le petit peuple élu, affable à sa démagogie. « Ils sont fiables, la parole d’un Corse, c’est du solide », « Mélancoliques aussi, ils sont toujours un peu ailleurs les Corses, j’aime bien ça », « J’ai l’impression qu’ils sont dans une espèce de rêverie permanente, de contemplation intérieure … Il s’en dégage un mélange d’authenticité et de poésie », « Le Corse est un rieur comme j’en ai rarement rencontré, il taquine gentiment et se moque aussi volontiers de lui-même », etc. Une corsolâtrie pâteuse, simpliste, éculée, psychologisante, nourrie de lieux communs ou des habituelles projections binaires sur les univers archaïques menacés d’acculturation, et qui renvoie en miroir à la propre communauté ethnique du romancier. « Corses et Bretons sont victimes de clichés, mais on s’en fiche », conclut-il, un rien hâbleur. Sans doute faut-il voir dans cette interview un brillant exercice de lucidité et de démystification.

Il y a une trentaine d’années, Yann Queffélec accostait au port de plaisance de Calvi, sur son voilier. Avec ses équipiers de luxe - Noëlle Châtelet et Bertrand Poirot-Delpech - il vinrent déjeuner dans le restaurant de mon ami René Caumer. Un festin pour gens de mer affamés et fins de la gueule, quoique tous dissemblables sur le plan des pathologies alimentaires. Au moment de l’addition, se déroulèrent d’âpres calculs. Chacun voulait régler sa juste part, et pas davantage. Ils décidèrent, pour finir, de partager les frais au prorata de leurs droits d’auteur respectifs. Queffélèche, encore dans les retombées bénéficiaires de son Prix Goncourt, y fut largement de sa poche. Son sourire était jaune, sur la terrasse ombragée du Chalut. Le jeune Balanin qui les servait se souvient encore de leurs tractations sordides et mesquines de pinzuti : lui-même n’eut droit à aucune considération d’ordre symbolique ou monétaire, en dépit de son statut basique et attachant de native. Ils l’avaient vraisemblablement pris pour un Arabe.

Aussi amoureux et solidaire qu’il soit de l’île de beauté, notre gougnafier n’entend pas se consacrer à la rédaction d’un dictionnaire, dans la collection dédiée. Priorité aux plumitifs locaux. Or, nous révèle-t-il - un scoop étourdissant - il a convaincu son grand copain Patrice Franceschi, « un vrai et courageux aventurier », de s’y coller. « Il savait qu’il avait un rendez-vous avec la Corse dans son écriture ». Tout simplement ? À la bonne heure. On s’en régale à l’avance. Ce bourlingueur atlantico-sioniste affirmait il y a peu à la télévision, entre deux escapades chez ses protégés Kurdes, se sentir à la fois cent pour cent Corse et cent pour cent Français. Une performance anthropologique. Un miracle. L’osmose parfaite entre le le colonisé et le colonisateur, qui entérine la capitulation politique du premier, et la compense chichement par la perpétuation d’un particularisme résiduel, fantasmé, ou carrément (re)construit par le mandarinat bouffi de suffisance du nouvel exécutif territorial. Jules Ferry, lui-même, n’aurait jamais osé caresser pareilles ambitions impériales. Oui, les Français ont gagné la guerre.

¹ Voir Petite anthologie du racisme pro-corse, DCL, 2004.

François de Negroni