Le Peuple du Tour met la course sous tension

Publié le 20 juillet 2018 par Jean-Emmanuel Ducoin

Christian Prudhomme appelle au calme.

Dans la treizième étape, entre Bourg d’Oisans et Valence (169,5 km), victoire au sprint du maillot vert Peter Sagan (Bora). Depuis la montée de l’Alpe d’Huez, l’ambiance est électrique entre certains spectateurs et l’équipe Sky. Attention danger?
 
Valence (Drôme), envoyé spécial.
Dans sa grande redescente vers les contrées étouffantes de la vallée du Rhône, le peloton a donc quitté sans se retourner ces montagnes alpestres qui, d’ordinaire, marquent la course de son sceau céleste et d’exploits, laissant dans nos mémoires des fragments épiques à ressasser les soirs de vague à l’âme. Ce vendredi 20 juillet déroge avec la règle. L’ambiance est électrique, à la limite de l’état d’urgence. Le chronicoeur, qui en a vu d’autres depuis bientôt trente ans, n’a jamais ressenti une telle tension entre le Peuple du Tour et certains coureurs. Ni le surréaliste come-back de Lance Armstrong en 2009, ni l’«affaire Festina» en 1998, pas même les nombreuses exclusions de tricheurs au cœur des années 2000 n’avaient provoqué semblable divorce entre les amoureux du bord des routes et ces forçats en quête de reconnaissance, toujours plus ou moins adulés selon les époques…
L’attitude de nombreux spectateurs, jeudi dans la montée de l’Alpe d’Huez, signe l’apparition d’un nouveau climat. Comme si la cocote minute, en surchauffe depuis deux décennies de mensonges et de spectacle altéré, explosait subitement. Comme si l’équipe Sky – puisqu’il convient de la nommer – concentrait toutes les haines, sans qu’il soit possible d’en maîtriser les éventuelles conséquences. Comment s’en étonner? Sifflets, injures, crachats, tentatives de coups, pancartes dénonciatrices: Chris Froome attire vers lui ce que les organisateurs du Tour ne pensaient plus voir depuis Eddy Merckx. Même le maillot jaune Geraint Thomas, qui, pour l’instant, a pris le relais de la domination sans partage des Sky après ses deux victoires consécutives en altitude, se trouve au cœur du cyclone. Froome se dit «sous le choc» de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, et de la charge émotionnelle négative qu’il doit dompter.
Thomas, hué lui aussi à l’Alpe d’Huez en grimpant sur le podium, tente de garder la tête froide et refuse de répondre aux polémiques. Chacun sait que l’hostilité s’avère parfois une source de motivation. Mais à partir de quand l’absence d’admiration et de soutien populaire devient-elle un handicap psychologique, jusqu’à nourrir une forme de peur panique? Comme l’explique sans rire un directeur sportif d’une équipe française: «Vu de la voiture, en course, on a l’impression que tout peut arriver à n’importe quel moment. Les gens sont tellement déchaînés que nous ne sommes pas à l’abri d’un accident majeur… ça fout un peu la trouille!»
La mésaventure survenue à Vicenzo Nibali, victime indirecte, en témoigne. Contraint à l’abandon après une chute due à un spectateur dans les derniers kilomètres de l’Alpe d’Huez, l’Italien, vainqueur 2014 et quatrième du général, souffre d’une vertèbre fracturée. Si la confusion a régné au moment de l'incident, à 4 kilomètres de l'arrivée, des images diffusées sur les réseaux sociaux semblent montrer que la chute du Sicilien a bel et bien été provoquée par l'appareil photographique d'un spectateur. A son retour de l’hôpital, Nibali a d’ailleurs reçu en soirée la visite du directeur du Tour, Christian Prudhomme, et du directeur de course, Thierry Gouvenou. Sans parler des messages de soutien. Ainsi le Français Romain Bardet y est-il allé de son commentaire: «Je viens d'apprendre la chute de Vincenzo Nibali. Je suis vraiment désolé de ce qui s'est passé. J'étais en plein effort, je n'avais pas de radio, ce n'était absolument pas mon intention de prendre l'avantage de cette façon.» Et le leader des AG2R-LM d’ajouter, solennel: «S'il vous plaît, respectez nos efforts, nous partageons la même passion, soyez fair-play.» D’autres, comme le Belge Oliver Naesen, coéquipier de Bardet, n’ont pas hésité à dénoncer des spectateurs «imbéciles» qui osent conspuer «un coureur qui a le droit de courir». Froome, dans tous les esprits…

Malaise considérable. Et pesant. A tel point que Christian Prud’homme est légitimement sorti de sa réserve. «On a eu une montée de l'Alpe très pénible, déclare-t-il dans un entretien à l'AFP. Les coureurs du Tour, les champions du Tour, doivent naturellement être respectés, ce que fait l'immense majorité du public. Il faut retrouver de la sérénité assurément. (...) Je ne doute pas que l'on retrouvera le public bienveillant du Tour de France dans les jours qui viennent. Là, on était sur un pic qui, malheureusement, a laissé sur le carreau un champion admirable, Vincenzo Nibali, dont chacun loue l'état d'esprit à l'ancienne, un champion tout-terrain.» Avant de fustiger l’usage des fumigènes, une (étrange) nouveauté visible à peu près chaque jour: «On n'y voyait plus rien, il (Nibali) n'y voyait plus rien. Les fumigènes n'ont rien à faire sur les routes des courses cyclistes. On fait respirer une odeur nauséabonde aux coureurs du Tour, et en plus on les aveugle. Cela n'a aucun sens.»

Tout de même un petit rappel: ce vendredi, il y eut la treizième étape, entre Bourg d’Oisans et Valence (169,5 km). La conclusion de cette journée – écrite à l’avance – n’aidera en rien à redorer le blason des incertitudes d’une course cadenassée ô possible. Quatre échappés jouèrent leur rôle durant des heures en passant à la télévision: Claeys, Schär, De Gendt et Scully. Le peloton contrôla à distance via les GPS intégrés, calcula scientifiquement la progression des fuyards, puis accéléra avant l’estocade. Ce fut le sprint prévisible, duquel le Slovaque Peter Sagan (Bora) sorti vainqueur, confortant ainsi son maillot vert. 

Le chronicoeur, en salle de presse, dégusta par dépit un «suisse», ce biscuit sablé à la fleur d’oranger en forme de soldat pontifical, spécialité de Valence depuis plus de 200 ans. Et il se souvint d’une pancarte aperçue sur le parcours, peu après la traversée de Chabeuil: «Les Sky détruisent le Tour.» Atmosphère viciée, n’est-ce pas?

Jean-Emmanuel Ducoin