(Note de lecture), Felip Costaglioli, "Ce qu’on vaut de poussière", par Béatrice Machet

Par Florence Trocmé

Enrobé de vert (on devine le vert de l’écharpe laissée en guise de trace d’un cou disparu évoqué dans le livre), décliné sur des pages bleues, cela pourrait être un traité existentiel d’impuissance (mais sans lassitude) érigé en art de vivre, une leçon de lâcher prise et d’abandon, le but de la prise de conscience étant de pouvoir se rendre à l’indifférencié tout en se connectant avec lui… Apprendre à mourir donc, c’est-à-dire savoir vivre, diraient les philosophes !
Cela pourrait être aussi une façon, au travers du témoignage personnel qui dit « je », d’entendre les échos détournés ou retrouvés de Francis Ponge (le retour des choses sans parti pris !), de Rimbaud et si pas poche alors page trouée, échos de Virginia Wolf et sa chambre si pas pour soi, au minimum infectieuse , échos d’Homère avec les prophéties de Cassandra, fille de Priam que nul ne veut croire, échos d’Albert Camus et son métier d’homme, écho des dés jetés de Mallarmé, jusqu’à Wilfred Owen et des poètes qui ont parlé de la guerre…
Le livre est composé de huit plus ou moins longs poèmes à la tonalité homogène. Du retour des choses, après lequel on se retrouve nu à apprendre notre métier d’être, celui qui nous fait balbutier quand il s’agit d’en rendre compte, nous passons par l’étape nettoyage à sec. A ce stade du petit travail, on se voit tache, souillure, on se voit mur (et tous ses sons en « ur » suggèrent l’écorchure que la brosse à récurer provoque), et on gratte jusqu’à l’oubli de soi, jusqu’à l’effacement, tout abrase, sans lessive et sans eau, il faut se laver d’être tout en étant là, pareil à une absence.
La troisième étape, sous le titre Comme nous, propose un refuge quand tout est blessant, quand tout est blessure béante, entropie, usure, quand tout est constat de perte, quand probabilité de dispute. Refuge donc pour pouvoir rester quelqu’un, bien que toujours un peu malade ainsi que le mot lépreux le suggère, la perte des peaux et le creusement des chairs opèrent, et au final on recueille la voix en sang, voix comprise comme oiseaux de nos gorges, de nos arbres intérieurs.
Suite éphéméride (où j’entends « effet mes rides » puisque sont évoqués la croissance, le temps qui passe ainsi que le corps, la chair blessée), présente au lecteur un « toi » soignant, un « toi » sachant apaiser, un « toi » qui embrasse la vacance de l’auteur et lui donne une consistance. Consistance c’est-à-dire une justification en quelque sorte, avec dressage d’inventaire et collection de pleurs à rassembler en un dictionnaire pour tenter de définir, donner épaisseur et reconnaître l’importance des cicatrices. Le registre lexical reste celui de la blessure, avec perte de liquides vitaux, salés donc, avec toujours sous-entendue l’écorchure, avec le sang qui coule puis on imagine la croûte qui se forme et la cicatrice qui apparaît, processus mis en image en accéléré par l’expression ourlet de mon sang. Une fois calmé il est plus aisé de comprendre la nécessité de ne rien vouloir, plus rien c’est-à-dire se trouver déshabillé, nu, offert aux eaux de verre qui résonne étonnement avec « os de verre », cette maladie dont nous sommes peut-être tous métaphoriquement atteints à des degrés divers tant la fragilité est la qualité humaine la mieux partagée, fragilité qui nous mène à devenir poussière. Entendre aussi « eaux de qui vivra verra », regarder ce flot de vie en mots, cette irrigation associée à un semis (comme l’eau – comme mots au sillon). Poussière donc : fin du processus enclenché lors de la conception puis de la naissance, et pour cela rendre souffle, le dernier qui laisse trace écrite, elle aussi vouée à la poussière. L’auteur est suffisamment explicite :
Parfois plus rien
sauf la page blanche du souffle
Quoi d’autre ?
Après ce constat nous passons à Urgence. Urgence de méditer l’aventure de vivre, vue comme une mission donnée (soufflée dans le cou) en temps de guerre, (et toujours en nous et dans le monde une guerre éclate, fait des ravages), guerre évoquée par le champ de coquelicots (cf remembrance poppy), fleur symbolisant en Grande Bretagne et aux Etats-Unis (où vit l’auteur) la boucherie que fut la première guerre mondiale et qu’on arbore maintenant pour honorer les soldats tombés lors de tous les conflits. Temps de guerre ou ses conséquences atroces quand des enfants sautent sur des mines anti personnelles et se retrouvent mutilés (chaussures d’enfants perdus ). On contemple cette aventure de vivre et on retient une poignée de sel dans la main, ce qui reste de nos liquides vitaux convoités par des vampires, liquides vus comme des pluies rageuses. Et puisque tout à la première personne ainsi qu’il est dit au vers 11, les vampires ne sont rien d’autres que nos autres « je », autres nous-mêmes prêts à nous avaler et nous digérer. Après quoi il est sensé de s’attendre au pire ! A la Cassandre poursuit donc la suite des poèmes pour que frayeurs (tenaces héritées de l’enfance) et ce qu’on envisage comme « le pire à arriver » soient assumés, et pour cela écrire, se connaître, s’analyser à l’aide d’enzymes digestives pour se comprendre dans le sens d’assimiler, et s’accepter, et en venir à arroser de nos larmes le fané, le flétri de nos vies pour le ressusciter un peu le temps de la méditation, puis l’abandonner et renoncer aux futilités de l’ego (épris de renommée) :
On se souvient
la trompette qu’on cloue
la fleur qui s’inverse
Ça écrit
Le processus d’évolution se poursuit vers un apaisement et une forme de sagesse qui passe par réfléchir le « je ». Quand reflet, je est une enveloppe fine/ une pauvre lettre cousue, c’est-à-dire une image d’identité affichée comme l’étoile jaune qui se devait être cousue sur les habits des juifs pendant la seconde guerre mondiale sous le régime nazi. Et cette lettre est cousue à la langue du soir, ce qui fait du reflet le tremplin pour une véritable réflexion, retour sur soi comme on dirait examen de conscience à pratiquer avant d’aller se coucher. En conséquence de cette pratique, mots et larmes coulent, dès lors « je » n’est plus sujet mais objet : une machine à eau, vue comme outil de rédemption. Machine à eau qui nous entraîne vers le bleu, le bleu de l’encre à imprimer certes puisque « blue print » mais si blue, alors comme en jazz : une note, un accent, une humeur, un son, et surtout un souffle grâce auquel par son creusement sous la peau, c’en est fini de l’opacité de la chair : on creuse les couloirs du visible. Et c’est bien la peau, la chair entaillée et la langue qui renseignent : voir et toucher, voir et prendre, par les mains autant faibles qu’émues (qui tremblent) que l’être humain comprend vraiment. Pour le dire autrement : comprendre c’est imprimer, comme si nous assistions à une démonstration de l’art du tatouage élevé en art de vivre. Couche après couche (d’encre entre autres choses), l’être est fait des empilements des souvenirs qui viennent nourrir le regard, lui-même formé de strates qui viennent alimenter l’écriture offerte au regard des lecteurs qui sont nos dents. La compréhension de soi passe par l’autre qui nous dévore et nos mots (comme l’acide sur la planche de cuivre du graveur) sont les enzymes salivaires sorties de nos bouches pour permettre au métabolisme de poursuivre son travail, travail qui finira par la mort, et sachant bien cela l’auteur peut affirmer : mourir est l’autre face de la patience. Mais dans le laps de temps qui nous est donné à vivre il faut croire en l’incidence, espérer un enchaînement de conséquences jusqu’à la rencontre heureuse,  selon un angle et une vitesse propices, afin de « remplir sa maison », s’enrichir et s’épanouir au-dedans de soi mais aussi partager un lieu d’élection, de ceux dont on peut dire : je lui appartiens. (Sachant que l’auteur maîtrise la langue anglaise supposer que sous le mot incidence émergent également les notions de chance, de cas par cas, de fréquence.)
Au bout du parcours, l’étape finale intitulée Ce que c’est tente de nous faire pénétrer dans cette maison, rongée, lézardée, ravinée par les larmes. Son nom serait mélancolie et ça vous met des sanglots dans la gorge qui s’enflamme et fait mal, mais ça vous met aussi des mots dans la gorge qui forment pastille du pouvoir dire, et ça soulage mais ça vous piège aussi jusqu’à se noyer dans le verre d’eau posé sur la table. Au bout du parcours, avec ce jeté de mots en huit poèmes convenir que rien n’est aboli et ce n’est pas exactement un hasard, parce qu’au bout du parcours et selon la logique de la méditation il est bon de faire un avec le monde, faire l’expérience de l’unité, de l’indifférenciation, de l’ouverture, du lâcher prise et de l’empathie, que tout cela appartient à l’humeur mélancolique, avec la lucidité de savoir qu’on n’est jamais qu’un très peu, semblable à tous les autres très peu de ce grand tout … juste « un grain de poussière » comme le chantait Jacques Higelin, « prisonnier d’un courant d’air », mais quand même « ange gardien du néant » !


Béatrice Machet
Felip Costaglioli Ce qu’on vaut de poussière, éditions la Boucherie littéraire, collection la feuille et le fusil, 2018, 86 p., 18€.
NDLR : Felip Costaglioli vit depuis 25 ans aux États-Unis dans le Minnesota et enseigne l'esthétique du cinéma à St Cloud State University. Il écrit poèmes et nouvelles en catalan, français et anglais. Il poursuit aussi un assidu travail de traduction de poètes divers dans ces trois langues. Il a publié une quinzaine d´ouvrages de poésie en Espagne et en France. Il collabore en tant que performeur avec plasticiens, vidéastes, compositeurs et musiciens au sein de spectacles où s´allient image, son et poésie.