Désir Cannibale

Publié le 30 juillet 2018 par Aicasc @aica_sc

L’exposition Désir Cannibale présentée du 27 juillet au 19 septembre à la Fondation Clément, compte neuf  artistes contemporains guadeloupéens.

Point presse
Photo OB

Que cache ce titre choc déconcertant,  Désir cannibale ? Une déclinaison contemporaine du manifeste anthropophage d’Oswaldo de Andrade, qui en 1928, affirma la modernité brésilienne en prônant un processus esthétique et politique de transgression constante, la dévoration symbolique de la culture colonisatrice pour imaginer en une interprétation singulière, une version novatrice aux antipodes de l’imitation stérile.

 Dans le numéro 4 de la revue Tropiques de janvier 1942, Suzanne Césaire, dans Misère d’une poésie,  en appelle elle aussi à un cannibalisme créateur : La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas.

C’est bien la ligne directrice de Jean- Marc Hunt, commissaire de cette exposition collective.  Il a invité les plasticiens à penser et se penser au monde comme prédateurs, à ingurgiter toutes les cultures du monde pour ensuite  mieux  se singulariser par leurs pratiques.  Le cannibalisme devient alors conscience artistique.

Kelly Sinnapah Mary
Cahier d’un nom retour détail de l’installation 2018
Photo OB

Deux œuvres  répondent tout particulièrement au  désir de fusion des cultures du monde du commissaire, celles de Tim Frager et de Kelly Sinnapah Mary, toutes deux inspirées de souvenirs d’enfance. Pour Tim, souvenir émouvant  des tendres berceuses de sa nounou africaine, pour Kelly, réminiscence pénible de l’ostracisme  à l’égard de ce petit camarade, seul afro-descendant de  toute une classe d’indou-descendants, en   un renversement déconcertant du sort généralement réservé à la fraction indienne de la population.

Né au Sénégal, Tim  passe sa petite enfance au Mali puis son adolescence en Guadeloupe pour une longue escale (1988-1998) qui renforcera à jamais son attachement à la culture afro-caribéenne. La fresque réalisée in situ dans la salle carrée est un hommage émouvant à sa nounou, Martine Diandy et associe  des éléments propres à la culture créole et des éléments propres à la culture africaine.

Tim Frager
fresque
2018
Photo OB

L’installation de Kelly Sinnapah Mary, Cahier d’un non retour au pays natal, tentures brodées et toiles peintes, poursuit la réflexion amorcée dans une œuvre antérieure exposée à Miami. Il y est question du destin des travailleurs indiens engagés pour suppléer les esclaves dans les champs de canne des Antilles. Des pans des cultures hindouistes, caribéennes, européennes y sont évoqués. Cet exil forcé brise  le tabou du Kala Pani interdisant de franchir les eaux noires de l’océan et d’entreprendre de grands voyages au risque de rompre le cycle de la réincarnation et d’être condamné à l’errance perpétuelle. Il a pour conséquence une  mutilation psychologique et une métamorphose nécessaire à l’adaptation au nouveau contexte géographique et culturel. Mais c’est à travers les personnages de contes populaires européens retranscrits par Charles Perrault, Cendrillon et le Petit Chaperon rouge –  personnages auxquels Kelly petite fille s’identifiait- que cette expérience douloureuse est racontée. La proximité judicieuse,  instaurée par la scénographie entre .la jeune fille mutilée d’une  toile de Kelly et l’unique   photographie en couleur d’Atadja Lewa où figure un demi – mouton dépecé est un intéressant  clin d’œil.

Kelly Sinnapah Mry et Atdaja Lewa

Le bestiaire des contes et légendes des Antilles des toiles de Samuel Gelas et Ronald Cyrille  côtoie les  petites filles des contes de Perrault. Les personnages du conte antillais sont syncrétiques et résultent de la fusion de deux mondes, souvenirs de l’Afrique lointaine et apports du Nouveau monde christianisé. Les  figures animales  de Samuel Gelas pourraient évoquer à la fois les masques du carnaval  et l’anthropomorphisme des héros des contes antillais.  Samuel Gelas questionne ainsi  la nature humaine à travers ses diverses formes d’animalité, d’animosité et d’inhumanité dans des fresques historiques ou familiales, en écho aux fables de Lafontaine ou aux portraits de La Bruyère. On retrouve encore ces protagonistes composites, ambivalents, bicéphales  dans les toiles de Ronald Cyrille eux aussi tout imprégnées de l’univers du conte antillais et d’une satire de la société d’aujourd’hui. C’est le monde de la métamorphose, l’un des aspects les plus spectaculaires du conte, teinté chez Ronald Cyrille d’échos surréalistes, de références à Wifredo Lam et à Victor Brauner. Dans ses dessins de la série Abécédaire, dont la conception – et  la présentation évoque les Tropical Nights de Christopher Cozier, des calebasses se transforment en seins, des êtres hybrides marchent sur trois pattes. Kelly Sinnapah Mary inscrit aussi la mutation  dans ses tapisseries sous la forme d’un bernard -l’ermite doté de trois jambes humaines, symbole de la mue  indispensable à la renaissance des émigrés indiens  dans le pays d’adoption et l’on note également que ses héroïnes ont aussi le visage dissimulé comme  masqué.

Kelly Sinnapah Mary
Installation ( détail ) : métamorphose

Ronald Cyrille
Strange world
Photo OB

Ronald Cyrille
Série abécedaire
2017_2018
Photo OB

Ronald Cyrille
Série Abécédaire
(détail)

L’influence du Street art est aussi un des points notables de la création de cette jeune génération. Ronald Cyrille comme Steek  sont des adeptes de la fresque urbaine et   conservent la facture et les techniques, l’utilisation de la bombe et de l’aérographe notamment, au cœur de leurs créations picturales. Samuel Gelas, même s’il ne pratique pas le tag et le graffiti,  adopte la facture et la frontalité des créations murales urbaines dans certaines de ses œuvres.

Samuel Gelas
Photo OB

Steek, par ailleurs double champion du monde de body  painting en 2017 et 2018, propose une œuvre plus politique, deux portraits de Trump aspergés de peinture. C’est le prolongement d’une courte vidéo, No More,  où on le voit réaliser ces portraits dans l’espace urbain et les éclabousser jusqu’à leur totale disparition.

Steek No more 2018
Photo OB

Et à l’opposé les installations épurées,  très conceptuelles, tout en délicatesse,  de Minia  Babiany et Jérémie Paul. Minia Babiany conjugue la technique traditionnelle du tressage de bambou et l’animation numérique dans une vidéo  ou exprime toute la sagesse du proverbe créole Sa ki pou’w dlo pa ka chayé’i  dans une installation très  contemporaine.

Minia Biabany
Sa ki pou’w dlo paka chayé
installation 2018
Photo OB

Jéremie Paul juxtapose multiples techniques, installation, moulage en porcelaine,  soies teintées opalescentes, lettres lumineuses  déclenchant des rencontres entre des cultures et des mouvements artistiques très éloignés les uns des autres.

Jeremie Paul
Opaline
installation 2017
Photo OB

Ces reconfigurations symbiotiques de cultures dissemblables, des contes et proverbes créoles, des mythes européens ou indiens, de techniques traditionnelles ou numériques, de formes artistiques diverses, de la performance à l’installation, de la photographie au street art, de la vidéo à la poétique de l’objet ne sont-elles pas aussi,  par delà l’anthropophagie culturelle, caractéristiques de la créolisation, processus universel selon Edouard Glissant, génératrice d’identités culturelles inédites à partir d’éléments hétérogènes s’inter-valorisant?

Dominique Brebion