Les relations avec elle étaient toujours difficiles, sans la moindre raison. Elle tenait à marquer ses distances : je n’ai pas été capable de me rapprocher d’elle – ou je n’en ait pas éprouvé le besoin (ou le désir, qui sait ?). Quoi qu’il en soit, une sorte d’amitié mal fagotée s’était nouée au fil du temps. À condition de ne pas chercher qui se trouvait derrière son masque de jeune punk sauvage et vénéneuse (il n’était d’ailleurs pas sorcier de très vite percer à jour une femme fragile et toujours sur le fil du rasoir). Et, plus que tout, elle entretenait une contradiction troublante entre les apparences qu’elle s’était choisies et l’écrivain qu’elle désirait incarner. Ces deux images ne collaient pas ensemble. Et sa littérature souffrait (à dessein) de cette même tension.
Une écriture violente, des sujets scabreux, un érotisme à fleur de peau et qui frôle la pornographie : on a là tous les ingrédients d’une littérature iconoclaste et scandaleuse. Mais une fois de plus, il ne faut pas se fier à la surface des choses. Kathy Acker était un écrivain qui recherchait les limites ultimes de l’art de la fiction et n’hésitait pas à les transgresser. Plus ses écrits mettaient à nu les rapports familiaux, amoureux, sentimentaux dans le sens le plus large du terme, plus elle a voulu ancrer sa démarche dans l’histoire des Belles Lettres et parfois de l’art. Ses personnages portent souvent des noms illustres : Rimbaud, Laure, Don Quichotte, Toulouse-Lautrec, Pasolini – en dresser la liste serait long et fastidieux. Et elle parodie et plagie des auteurs comme Gertrude Stein et Faulkner, Bataille et Dickens, William S. Burroughs, Jean Genet et Gustave Flaubert.
Souvent dans ses livres, comme c’est d’ailleurs le cas dans Sang et Stupre au lycée, on a l’impression que la narratrice (ici Janey) est une jeune fille en proie à un malêtre existentiel presque absolu. En réalité, c’est une multitude de voix qui parlent et Janey n’est qu’une incarnation parmi d’autres, non un sujet. Car le sujet du livre est insaisissable, singulier et pluriel à la fois, et la narratrice ne fait qu’emprunter des rôles pour les besoins du petit théâtre des enfers modernes qui est si cher à Kathy Acker. Avec elle la littérature se change en fantasmagories impures – un éternel et malheureux retour sur elle-même dans le sang et les viscères.
Gérard-Georges Lemaire
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