MÉMORIAL ACTe LA MÉMOIRE SOUS CONTRÔLE par  Jocelyn Valton

Publié le 23 août 2018 par Halleyjc

Art / Mémoire / Esclavage

Louis David : Napoléon Bonaparte dans son cabinet de travail, 1812 

(Massacres et rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe en 1802)

Inauguré en Guadeloupe le 10 mai 2015 par le Président François Hollande en présence d’une pléiade de chefs d’État africains et des Caraïbes, le Mémorial ACTe se présente comme l’un des monuments les plus importants jamais construit à ce jour au niveau mondial, dédié à la mémoire de la traite et de l’esclavage. Une infrastructure de cette envergure déployée dans l’espace public, ne saurait être pensée autrement que comme invitation faite aux citoyens de toutes origines, d’exercer leur sens de l’analyse critique après plus d’un siècle et demi de non-dits. Ainsi, plutôt qu’appeler au boycott, comme le font quelques uns (ils ne pourront empêcher les visites en nombre du public des scolaires notamment), c’est à la visite consciente et vigilante du MÉMORIAL ACTe que j’invite. Chacun pourra vérifier ce que j’identifie comme la trame d’un discours qui, à vouloir être trop consensuel, devient hésitant, entre minoration et révisionnisme subtil. Tout au long de l’exposition permanente le visiteur pourra être étonné de l’angle choisi, qui sous de nombreux aspects est en contradiction avec l’idée même du concept de Mémorial (monument d’importance variable, sensé être érigé pour « honorer la mémoire », de ceux qui ont dramatiquement disparu) :

Présentation d’Africains comme étant à l’origine du commerce négrier et ayant participé avec les conquistadors à la mise en esclavage des Amérindiens et à leur massacre. Films d’animation présentant des femmes esclaves monnayant leurs charmes auprès des planteurs et éludant la violence sexuelle intimement liée au système esclavagiste (comme si ces femmes esclaves n’étaient pas des « biens meubles » et disposaient librement de leurs corps). Commentaires ambigus sur les « Nègres libres » présentés en « brigands » agresseurs de femmes (comme si l’esclavage, finalement, permettait d’éviter les désordres). Frise de personnages et de dates présentant la France comme un pays ayant toujours été abolitionniste (depuis la reine Batilde – France : 626-680 – « ancienne esclave » ayant interdit l’esclavage !), pour faire oublier que la France a été la seconde puissance négrière après l’Angleterre et qu’elle n’a aboli définitivement l’esclavage qu’en 1848, contrainte et forcée pour ne pas voir une seconde révolte générale d’esclaves, un deuxième Saint-Domingue. Présentation de l’esclavage comme un phénomène « universel » (finalement « naturel ») et minimisant les spécificités de la traite négrière transatlantique : racisme, massification, industrialisation de la traite et de l’esclavage. Mise en parallèle ambigüe d’une histoire de l’esclavage et d’œuvres d’art contemporain (l’art comme résultat « positif » de l’esclavage). Mise en scène spectaculaire de la franc-maçonnerie renvoyant au rôle de Victor Schœlcher (franc-maçon), comme « libérateur » et porte drapeau d’une France « généreuse » effaçant l’image de la France en puissance esclavagiste). Choix manquant de pertinence d’une scénographie de « type contraignant », obligeant les visiteurs à se plier à l’ordre chronologique et linéaire du parcours. A mon sens et compte tenu du sujet, n’eut-il pas été préférable d’opter pour une scénographie plus ouverte qui placerait chaque spectateur sur les chemins du libre choix ? Faire l’expérience d’une liberté de parcours en véritable discours sur l’esclavage et la privation de liberté au lieu d’interdits et d’obligations anachroniques (commentaires de l’audio-guide envahissants, interdiction de photographier…). Pas de présence marquante de la figure centrale du marron et de la diversité des formes de lutte déployées par les esclaves. Absence notable de la figure historique du colon esclavagiste, comme si le crime n’avait pas de visage. Présence d’une reproduction d’un tableau de Louis David présentant Napoléon Bonaparte « en majesté », main au gilet, et mis en scène dans un étrange couloir tapissé de miroirs du sol au plafond. Une aberration scénographique, car les miroirs au sol offrent à la vue incrédule des visiteurs, les dessous des jupes de toute femme qui ne serait pas vêtue d’un pantalon lors de la visite. De même, absence des descendants actuels des planteurs (békés), de leur parole et d’une participation au Mémorial donnant corps au « vivre ensemble » si souvent évoqué. D’autre part, un éclairage insuffisant pour permettre de mieux comprendre le faisceau de liens entre ce passé (très récent) et nos sociétés d’aujourd’hui, principalement à l’échelle de la Guadeloupe, puis des Caraïbes et du monde. Comment cette économie plantationnaire, suivie de l’absence de réforme foncière et de redistribution des richesses après l’abolition de 1848, le passage de la main d’œuvre servile à une main d’œuvre sous-payée (tout autant exploitée et dominée), a accouché le capitalisme mondialisée d’aujourd’hui…
Liste non exhaustive !

Le tout dans un écrin-collage architectural de prestige, imposant par le luxe des moyens déployés pour imposer cette vision contestable.

Voilà quelques clés de lecture pour approcher ce Mémorial, à défaut de quoi, comme le révérend Jesse JACKSON (leader historique de la lutte anti ségrégationniste pour lesdroits civiques aux côtés de Martin LUTHER KING) lors d’une visite éclair en juillet 2015, on se laisse impressionner, intimider, par l’aspect spectaculaire du bâtiment (ou de la scénographie). Ils ne sont pourtant que la surface d’une machine idéologique plus complexe qui ne s’est pas libérée de l’influence des forces du déni, du refus des pays occidentaux d’envisager des « réparations » pour ce crime contre l’humanité (la France et la Grande Bretagne en tête), d’une vision intoxiquée par le racisme… Machine qui ne pourra servir l’histoire, l’art, les descendants d’esclaves, de planteurs esclavagistes (eux aussi en ont besoin) et tous les autres citoyens, qu’en procédant à une sérieuse refonte de son discours. Car au bout du compte, la seule manière de savoir si le Mémorial ACTe est pertinent dans son contexte, c’est de vérifier sa capacité à faire son public penser, le rendant ainsi plus autonome et plus libre (même quand cela met l’institution dans l’inconfort), ou bien, au contraire, s’il n’est pour ce public qu’un autre piège à aliéner.

 Jocelyn Valton

Janvier – Avril 2016