Fahrenheit 11/9 – Les bleus du miroir

Par Julien Leray @Hallu_Cine

" Tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois [...] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ". Cette phrase de , tirée de son Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ne manque à coup sûr pas de piquant lorsqu'on l'applique à l'histoire récente des États-Unis, chantre s'il en est du capitalisme triomphant, où la simple mention du terme " socialisme " fait grincer des dents. Un diction qui ne saurait pourtant se montrer davantage pertinent lorsque l'on compare le scénario de l'élection présidentielle américaine de 2016 à celui de la même élection seize ans plus tôt, ayant alors opposé George W. Bush à Al Gore, vice-président sortant et grand favori des sondages. Le républicain face au démocrate, champion proclamé des médias qui, à aucun moment, ne pouvaient envisager l'arrivée au pouvoir de celui considéré (euphémisme) comme le moins capable des deux prétendants. Au sortir des deux mandats de Barack Obama, bis repetita : mêmes certitudes, même aveuglement, même (non) combat. La victoire ne peut échapper à Hillary Clinton, promise à la Maison-Blanche depuis des mois. Donald Trump, milliardaire excentrique, trublion misogyne, bouffon xénophobe, n'a, lui, pas la moindre chance. Trop extrême, trop clivant, trop en deçà des exigences de la fonction ? Au soir du huit novembre 2016, le choc n'en fut en conséquence que plus grand, et pour les modérés, progressistes, et détracteurs invétérés, la déception fit bien vite place à la sidération...

Deux ans de scandales, de polémiques incessantes, de déclarations en deux-cent-quatre-vingts caractères aussi péremptoires qu'aberrantes, qui ne pouvaient de toute évidence laisser Michael Moore sans réaction. Le sulfureux cinéaste et redoutable polémiste, quatorze ans après Fahrenheit 9/11, son brûlot anti-Bush palmé à Cannes (et vu alors comme une tentative controversée d'influer sur le résultat de l'élection présidentielle à venir), remet le couvert à l'approche cette fois-ci des élections de mi-mandat avec Fahrenheit 11/9, frère à la fois miroir et jumeau assumé de son célèbre pamphlet ; le fondu enchaîné entre Fahrenheit 9/11 et Fahrenheit 11/9 lors de l'irruption du titre à l'écran, marquant explicitement la résurgence d'un passé (malgré un monde entre-temps bouleversé) voué à se répéter, étant, de ce point de vue, aussi simple que symboliquement fort et sans ambiguïté.

Michael Moore, bien décidé à en découdre, n'a pas de temps à perdre, et sort la sulfateuse d'emblée. Élites culturelles - démocrates - raillées pour leur arrogance et leur naïveté (George Clooney, Beyoncé et Jay-Z faisant comme si Trump n'existait tout simplement pas), animateurs télé et leaders d'opinions - masculins - ouvertement présentés comme des prédateurs sexuels ayant cherché à torpiller Hillary Clinton pour le simple fait d'être une femme, responsables politiques - républicains - davantage concernés par les profits à amasser qu'une certaine équité sociale à préserver : tout le monde en prend pour son grade, et Michael Moore de démontrer, pour qui en doutait, que les presque quinze années (et quelques métrages plus mineurs) séparant son film phare de sa nouvelle production n'ont rien entamé de son mordant ni de sa férocité.

Ni, même, de son art du contre-pied. Car si l'on pouvait attendre de Fahrenheit 11/9 un réquisitoire contre Donald Trump comme l'était 9/11 envers Bush, Michael Moore élargit au contraire son propos pour s'attaquer non pas seulement à l'homme et à la dangerosité de ses actes et de ses idées, mais bien au système et à ses élites (médias de tous bords compris), ceux-là mêmes ayant permis son émergence et son arrivée au pouvoir. Républicains, oui, mais aussi démocrates, en premier lieu desquels Bill Clinton et Barack Obama. Le premier pour avoir fait du Parti démocrate un parti déconnecté de sa base et de son but premier (défendre la classe moyenne et les ouvriers), le second pour avoir trahi les espoirs qu'avaient placés en lui de nombreuses communautés (afro-américains, latinos, et autres ségrégués). En somme, tous ceux ayant participé au dégoût que peut désormais éprouver une majorité d'électeurs, se détournant en conséquence de son droit de vote (par désintérêt, acte militant, ou lassitude d'un choix qui à leurs yeux ne compte pas), affaiblissant par là même le pilier fondamental d'un système démocratique. Pire encore, Michael Moore ne manque pas de mettre en exergue, à grands renforts d'exemples éloquents (l'enregistrement - à son insu - d'un responsable du Parti démocrate avouant ouvertement avoir favorisé un candidat à l'investiture au mépris du vote populaire est à ce titre effarant), les manigances, la corruption à l'œuvre au sein des cercles du pouvoir et des institutions, pour préserver les intérêts d'une vieille garde en détenant exclusivement les clés depuis de très nombreuses années.

L'occasion pour le cinéaste michiganais de faire de Flint (sa ville natale) et de la crise sanitaire l'ayant durement frappé à compter de 2014 le fil conducteur de Fahrenheit 11/9. Pour asseoir son propos, en dressant des ponts (pas toujours très évidents, bien qu'intéressants) entre les problématiques locales et celles à l'œuvre à l'échelle nationale, mais aussi pour redonner voix à des populations (en particulier pauvres et noires) livrées à elles-mêmes, abandonnée par ceux censés justement les défendre et les protéger. Assurance-santé universelle balayée, armes à feu légitimées, dérégulation financière encouragée par des responsables politiques faisant le jeu de donateurs et " bienfaiteurs " privés : Michael Moore, comme à son habitude, pointe du doigt les maux et les contradictions d'un pays gangrené par les inégalités sociales et raciales, masquées par l'écran de fumée d'une Amérique juste et triomphante.

Mais outre un réquisitoire acerbe, Fahrenheit 11/9 se veut aussi l'écho d'une relève populaire qui ne demande qu'à s'affirmer, et à en finir avec l'immobilisme régissant le Sénat et la Chambre des Représentants. Candidates musulmanes et d'origine hispanique aux élections de mi-mandat, candidats afro-américains ou issus du monde ouvrier : Moore filme celles et ceux qui selon lui sont les seuls capables de renverser la table et de faire bouger les lignes. A l'instar des jeunes survivants de la tuerie de Parkland (notamment Emma Gonzalez, leur vibrante porte-voix) ayant défié Trump et les pro-armes de la NRA, Michael Moore, malgré son regard corrosif et un brin désabusé sur une situation qui a bien du mal à changer, ne perd pas espoir, et voit en cette jeunesse l'élan et la conscience politique nécessaires à l'affirmation d'une Amérique enfin en phase avec les idéaux qu'elle est censée incarner. Le bien que le mal incarné par un Trump aux élans autocratiques aura au moins permis de révéler.

Avec Fahrenheit 11/9, Michael Moore n'a donc, une fois n'est pas coutume, pas seulement brossé un portrait au vitriol d'un système qu'il abhorre, mais aussi cherché à rendre justice à celles et ceux qui sont, de son point de vue, les vrais visages du pays qu'il adore. Ce faisant, on pourrait même aller jusqu'à affirmer que Fahrenheit 11/9, dans ses excès (le parallèle discutable dressé entre Hitler et Trump, les sous-entendus quant une relation incestueuse entre ce dernier et sa fille Ivanka pas forcément du meilleur goût) comme dans ses qualités (le travail de recherche effectué, le volume et la pertinence des documents visuels convoqués), ou encore dans la somme des thématiques infusant le film faisant largement écho à ses précédents travaux (en particulier Bowling For Columbine et ), représente un film-somme pour Michael Moore, autant que le cri du cœur d'un idéaliste forcené pour qui la (mauvaise) farce a assez duré.

La catharsis filmique, si elle ne prêchera (hélas) que les convaincus, fonctionne donc à plein, et Michael Moore de signer avec Fahrenheit 11/9 un retour en forme combatif et éclatant, bien que toujours aussi théâtral et grandiloquent. Son impact sur les élections à venir sera négligeable ? Qu'à cela ne tienne : pour Fahrenheit 11/9, l'avenir, quoi qu'il advienne, appartient à celles et ceux qui oseront se dresser contre le pire.